Mon épée traine dans le sol derrière moi. Elle est si longue que sa pointe dessine un trait dans la poussière quand je marche. Je porte un long manteau beige trop grand pour moi, et un chapeau à large bord. Ils n’en ont pas l’air, mais mes vêtements forment mon armure. La fine couche de tissu qui me recouvre est ma seule défense contre ce qui peut surgir de l’ombre. En ce monde, rien n’est jamais prévisible. A chaque nouvelle cavité, l’imagination d’un autre peut me submerger. J’en ai conscience. Trop peut-être. L’environnement autour de moi se modifie au gré de mes émotions.
Déjà, l’air s’assèche, la roche s’effrite. Je suis trop tendue, nerveuse, l’esprit vidé de toute pensée. Je suis entièrement concentrée sur mon objectif. J’ai marché longuement pour arriver jusqu’ici. J’ai traversé de nombreuses grottes : aquatiques, brulantes, vertes, vides, grandes ou petites.
L’espace dans lequel je m’apprête à entrer m’effraie. On dit que nul n’a jamais réussi à en sortir. Quelqu’un a pris possession de la zone et retient en otage tous ceux qui s’aventurent trop près.
Bien sûr, nous sommes nombreux à vouloir tenter notre chance, confronter notre imagination à celle d’un autre plus puissant, plus craint, plus respecté.
Je fais un pas de plus.
Sous mon pied, le sol change de consistance. De granit, il devient sable avant même que ma semelle ne touche le sol. Mon pied s’enfonce doucement dans les petits grains blancs : gypse, quartz usé, micas blancs, résidus de coquillages.
Je suis rassurée.
Mon influence est encore grande.
Je ne prête pas attention aux avertissements qui viennent de derrière. Ils ne me concernent pas. En cette terre éponge je suis la plus aguerrie. Après tout, j’ai écrit moi-même les règles de ce monde. S(p)onge. J’en connais la structure : une sphère poreuse constituée d’un assemblage de cavités, plus ou moins grandes, que chacun peut s’approprier. Ici, toute matière n’est que contour, et tout contour est mouvant. Telle une éponge, l’environnement se gorge de l’imagination de ceux qui le peuplent, se modifiant au gré de l’humeur et des impulsions des uns et des autres.
Ce monde est issu de moi… et je l’aime parce qu’il n’est pas à moi. Dès ses premières secondes d’existence, je l’ai peuplé de Fée’rés, ces rêveurs qui ont choisi de rester avec moi à Fée’rtile, qui veulent profiter des histoires que je leur offre.
Dès les tous premiers instants de S(p)onge, il a été altéré. Il n’est pas resté tel que je l’avais conçu. Tout s’est reconfiguré. Les petites salles sont devenues grandes. Des espaces immenses se sont racornis jusqu’à n’être pas plus larges que le chat d’une aiguille. Des plantes ont poussé. Les sols ont durci ou ont au contraire pris consistance moelleuse. Des passages se sont ouverts, d’autres se sont refermés. L’air s’est allégé, changé en eau, rempli de fumée, gorgé d’odeurs, électrifié. Partout où un Fée’ré a posé son regard, il a laissé sa marque.
Certains défendent leur création comme un dragon garde son trésor. D’autres sont de véritables explorateurs et parcourent les salles pour conquérir, imprimer leur marque dans tous les recoins de cet univers éponge.
Dès l’instant où j’ai créé ce monde, il a cessé d’être le mien. De créatrice, je suis devenue arpenteuse parmi d’autres.
A une différence près cependant : moi, j’ai conscience d’être en train de rêver. Moi, je n’ai peur de rien.
Je fais deux pas de plus.
A présent, je vois l’intérieur de la cavité. Elle est immense. Les murs sont faits entièrement de granit, du sol jusqu’au plafond, près de six cent mètres plus haut. Toutes les parois sont rugueuses, non du fait d’un relief, mais parce que des centaines de Fée’rés sont faits prisonniers. Tous ont été changés en statues de pierre, deux énormes cristaux de quartz à la place des yeux. Je comprends maintenant pourquoi personne n’est ressorti.
De ma position, je suis trop loin pour observer les détails.
A côté de moi, un autre aventurier se fige en observant ce spectacle.
— Quelle horreur…
Il a les mâchoires serrées. Ses paroles sont à peine audibles.
Je retiens mon souffle.
Lui aussi.
L’effet qu’il produit sur son environnement est différent du mien. Des flammes s’échappent de ses avant-bras à mesure que ses phalanges se serrent dans son poing. La roche fond à son passage, elle devient rouge et s’enroule autour de ses pieds, elle remonte le long de ses mollets.
Il me lance un regard. J’y lis une certaine détermination.
Je sais qu’il va s’élancer.
Ce n’est plus qu’une question de secondes à présent.
Mais avant de se jeter dans l’inconnu, il veut du soutien, un peu de réconfort, juste mon approbation silencieuse.
Je hoche la tête.
Un mince sourire déforme son visage, jusque-là tendu. Il retourne son regard vers la cavité, enfonçant ses deux pieds plus profondément dans la lave. Il prend ses appuis.
Tout d’un coup, l’air qu’il retenait s’échappe de ses poumons.
Un long souffle s’écoule, si chaud qu’il en devient presque visible, toute la roche sur une surface de dix mètres carrés se liquéfie instantanément.
Et, le temps que je cligne de l’œil, il est déjà au milieu de la cavité, filant à une vitesse incroyable.
Sur son passage, la roche fond, libérant les Fée’rés de leurs prisons de granit. Ces derniers, paniqués, se mettent à courir. Ils cherchent à sortir de la lave, trop perdus pour penser à la modifier. Bêtement, cela les ramène vers le granit dans lequel ils se perdent à nouveau.
Au centre de la cavité, le faiseur de lave s’est arrêté. Face à lui, une femme se tient droite. Pour autant que je puisse en juger, elle est la maitresse des lieux.
Les deux adversaires se font face. L’un et l’autre debout immobiles. Entre eux, oscille la frontière solide liquide. Elle avance et recule au rythme des impulsions mentales des deux belligérants.
Le combat n’est pas trop déséquilibré, pourtant, j’en connais déjà l’issue.
Derrière le faiseur de lave, le magma s’est déjà refroidi, laissant place à un long chemin de verre.
C’est le moment pour moi d’intervenir.
Je veux faire un pas en avant mais n’y parviens pas. La pointe de mon épée est prise dans la pierre. Trop absorbée par la lutte, je n’ai pas su maintenir mon espace. Si j’ai toujours les pieds dans le sable, il a changé dans sa composition. Les grains sont plus gros et ont perdu de leur blancheur. Je n’ai même pas besoin de me pencher pour identifier du feldspath rose et du mica noir, avec quelques reflets verdâtres de muscovite : je me tiens sur du granit concassé, parfait mélange de deux influences : la mienne et celle de l’autre.
A regret, j’abandonne ma lame statufiée.
Je cours, vite. Mes jambes me propulsent de plusieurs mètres en avant à chaque foulée. Dans le sol, mes pas créent des ronds de sables qui ne subsistent que quelques secondes. Je suis tel un galet qui ricoche sur la surface d’un lac de granit : à l’arrivée je coule.
Quand je m’arrête, au cœur de la cavité, mon action érode le sol sous nos pieds. Nous tombons toutes les trois dans une cavité plus petite qui peine à nous contenir tous.
La réception est douloureuse. Mon corps s’est à moitié transformé pendant la chute, devenant trop rigide pour supporter l’impact. Mes deux jambes se brisent sous le choc en centaines de petits cailloux.
J’émets un râle silencieux.
Au-dessus de ma tête, j’entends en écho le bruit d’une foule qui s’agite. Comme nous avons quitté la grande salle, nous n’y exerçons plus d’influence. Chacun est à nouveau libre de prendre l’apparence de son choix. Déjà, l’espace est remodelé.
La longue trainée de verre laissée par le faiseur de lave se mue en rivière. Du moins je le suppose puisqu’une eau claire et limpide s’écoule jusque dans notre nouvelle grotte. Nous sommes douchés.
Bientôt, nous nous retrouvons à baigner dans un petit lagon intérieur.
Mes jambes commencent doucement à repousser.
J’avise le visage de pierre de la femme de granit. Elle retournera surement conquérir d’autres espaces.
Pour ma part, je vais m’en tenir là pour aujourd’hui.
Je pars.