Tandis que le père immobilisait d’un pied sur ma gorge ma tête contre le sol, j’ai été foudroyé. Je point d’interrogation a été d’une telle gravité que mon regard s’est déformé sous sa pression, l’œil subitement ouvert trop grand :
Pourquoi ?
Le mot n’était pas nouveau, la question non plus. J’avais demandé pourquoi des milliers de fois.
Pourquoi avaler des nutriments ? Pour énergiser le corps.
Pourquoi énergiser le corps ? Pour apprendre à faire.
Pourquoi faire ? Parce que sinon, c’est l’expulsion.
J’avais déjà demandé pourquoi le pied ou le poing du père frappés dans ma chair n’importe quand, mais ce pourquoi-là avait trouvé immédiate résolution. Tu es chair de ma chair, donc je fais ce que je veux comme je veux, avait-il déclaré.
Et j’avais bien connu les pourquoi qui provoquent l’indignation, la consternation, aussi. La mère savait décliner la misère de sa condition sur tous les tons, elle savait même répondre en point d’interrogation fermé. Pourquoi te répondrais-je alors que tu ne peux rien y comprendre ? a-t-elle souvent lancé.
A tout pourquoi il y a raison, explication, justification.
Ce jour-là pourtant, la question a semblé radicalement différente. Car sans avoir bougé du tout, sans que rien de nouveau ne soit venu perturber quoi que ce soit, subitement je me suis senti déplacé. Comme si je venais de basculer par-delà le regard automatique que je balayais d’ordinaire sur mon environnement, du réveil au sommeil.
Je savais depuis longtemps observer pour reconnaitre. Afin de comprendre jusqu’à réagir. Or le point d’interrogation qui germait a brusquement distordu ma perception.
Car ce n’était pas un pourquoi posé sur le pied fixe du père ou l’œil flou de la mère. C’était un pourquoi sans point de repère. Un pourquoi vertige.
Comme si l’univers entier venait de se désaxer.
(p.65)
Que dire de plus : Sous le Béton est un livre dans lequel une simple question peut désaxer l’univers… On frôle la perfection, non ?
Plus sérieusement, on suit l’histoire de « Je ». « Je » n’a pas de prénom. « Je » est peut-être un homme, ou peut-être une femme, ou peut-être pas tout à fait humain, on ne sait jamais vraiment. On sait seulement que « je » est enfermé avec le père et la mère dans une pièce aux murs en béton Total, cellule 804 au 5969e étage de l’Édifice. Sa seul possession est un drap gris, large d’un coude à l’autre. « Je » est entouré de semblables, qui vivent dans leurs propres cellules, identiques à la sienne. Tous les logis sont les mêmes, il y en a dix mille par étage, et il y a des milliers d’étages. « Je » le sait. « Je » sait tout ce qu’il y a à savoir.
Il y avait longtemps que le Savoir avait fini de déverser son contenu au cerveau. De la moindre image des amibes ancestrales jusqu’aux lois les plus pointues de la physique quantique. j’avais bien enregistré toutes les données communiquées, du moins celles qu’on avait jugé utile de conserver, les théories scientifiques prouvées et les chapitres succincts de l’Histoire, les formules mathématiques et les règles de syntaxe. On m’avais injecté des connaissances désormais inapplicables, le principe de la photosynthèse par exemple, puisqu’il ne subsistait aucun végétal ni à l’intérieur de l’Édifice ni à l’extérieur, que de l’oxygène de synthèse pour résidents et une nappe d’air échappé des conduits qui s’enroulait dehors autour du bâtiment, là où les expulsés s’agglutinaient dans le semblant de couche atmosphérique pour survivre encore un peu.
(p.46)
Mais « je » ne fait pas que savoir. « Je » réfléchit.
Je ne réussissais pas à comprendre ce que j’étais, je n’arrivais pas non plus à saisir le je qui questionnait dans ma tête tout ce qui s’organisait, et surtout je ne devais pas bouger de mon siège.
Mais je réfléchissais, malgré moi.
Pourquoi ?
Toute ma vitalité refoulait juste là, derrière mon front, en un seul point d’interrogation bien dissimulé auquel personne ne pouvait accéder, pas même moi.
(p.77)
Et le lecteur réfléchit avec lui.
Les chapitres sont courts, précis, poétiques.
Le roman se lit vite et laisse derrière lui comme un gout d’irrésolu. C’est le doute qui est porté aux nues à travers lui.
On naissait pour entretenir l’Édifice et chacun apprenait à imiter père et mère, à reproduire les gestes, à penser similaire. Les plus lourds se préparaient à devenir des commis de sécurité, les plus nerveux des agents sanitaire, les plus lents des préposés à assainissement. Du moins, c’est ce que la mère et le père répétaient.
J’allais donc être déclaré lourd ou lent ou nerveux. Pour importait les démangeaisons, précisait la mère, un doigt appuyé sur mon front, j’allais assurer la répétition jusqu’à la putréfaction. Et je retenais alors respiration, réflexion, déglutition, la posture atrophiée par l’appréhension.
Car rien ne me paraissait plus effroyable que cette condamnation à la répétition.
(p.49)
Au final, que devient « je » ? Et plus important encore :
Pourquoi ?