Je cherchais une parole, j’entendis une voix…
J’étais en quête de la parole. Cette parole que j’avais employé à tour de bras, dépensées sans compter, soufflées dans des bulles de savon, dilapidée ; cette première phrase qui marquerait le début de l’histoire et la ferait s’acheminer jusqu’à son terme. La phrase impossible à mettre par écrit, qui se dissout dans la légèreté vaporeuse de la pensée au moment où je crois la saisir… La parole perdue.
Mais j’entendis cette voix, j’oubliai la parole et suivi le cri.
[p.7]
Ömer Eren doute. Depuis des années, il a délaissé les romans engagés qu’il écrivait dans sa jeunesse pour une écriture plus consensuelle, ou plus commerciale, qu’il a fini par perdre.
J’ai écris ce fameux roman de transition qui a battu des records de vente et pour lequel mon éditeur, baignant dans une incrédule euphorie, avait bien eu du mal à suivre la cadence des multiples réimpressions : Le Quai d’en face. Je ne l’avais pas prévu en lui donnant ce titre mais avec ce roman, je suis réellement passé de l’autre côté. Explosion du nombre de lecteurs, rapide progression en trois semaines sur la liste des meilleures ventes et maintient au premier rang pendant des mois… Le Quai d’en face est le livre dans lequel j’ai utilisé tous les clichés en lesquels j’étais passé maître, où, avec la hardiesse du métier, je me suis risqué à d’audacieuses expériences au niveau de la forme et de la structure narrative mais que, si j’avais été critique, j’aurais sans hésiter qualifié de superficiel et d’insipide. J’y avais fourré tout ce que j’avais en rayons et, sans le savoir, épuisé mes fonds de commerce. Désormais, j’étais parfaitement au fait des règles du marché, des goûts, des attentes des lecteurs. Ensuite, j’ai publié coup sur coup plusieurs romans dans la même veine. J’ai augmenté la dose d’amour et j’ai ajouté d’avantage de suspense, de mystère et de mysticisme. j’ai beaucoup vendu. Et je vendais plus à mesure que je cédais à la routine, que j’ornais de phrases ronflantes des thèmes aussi léger que des bulles de savon. J’ai vécu sur mon capital, je me suis consumé de l’intérieur : l’amour, la foi, l’espoir, l’humain… la richesse intérieur qui transforme les mots en véritable parole… Une fois tout cela consumé, la parole aussi s’est tarie. C’était d’ailleurs la seule chose qui me restait. A présent, je suis totalement vide.
[p.196]
Alors il boit, trop. Il décide de partir, de s’éloigner, d’aller à la recherche d’une parole nouvelle, dont il a conscience qu’elle ne sera peut-être jamais sienne.
Il sent qu’il y a quelque chose qui lui échappe dans cette histoire, quelque chose qu’il ne parvient pas à démêler. Des histoires de gens appartenant à un monde dont il ne sait rien et qui lui reste étranger ; d’autres amours, d’autres espoirs, d’autres peurs… Des histoires dont il sait qu’il serait incapable de les raconter s’il décidait de les écrire, des histoires auxquelles il resterait toujours étranger ; quand bien même tout le monde trouverait qu’il en parle magnifiquement bien, il saurait pertinemment, tout comme ces gens, qu’il n’a pas réussi à approcher la vérité de ceux qui sont de l’autre côté.
[p.83]
Dans la gare routière où il attend son bus de nuit, un jeune couple Kurde attend aussi. Zelal et Mahmut veulent rejoindre la mer. Mais leur trajectoire est interrompue par une balle perdue, perforant le ventre de Zelal et tuant au passage l’enfant qu’elle attendait, Hevi, l’espoir.
Témoin, Ömer les guide à l’hôpital, sans vraiment savoir pourquoi il le fait. Il s’identifie. Lui aussi pense avoir perdu son fils, Deniz, parti s’exiler sur une île norvégienne pour fuir la violence du monde.
Comme, lui, quoi que pour d’autres raisons, Zelal a perdu la parole :
— Il y avait une vielle conteuse au village. Elle savait non seulement conter mais aussi faire naitre la parole chez les enfants. Elle nous racontait des histoires pour que nous les transmettions aux autres. Je racontais très bien les histoires. Elle m’avait à la bonne et me disait que c’était moi, un jour, qui la remplacerais. Quand je suis allée à l’école, on m’a interdit de dire des histoires dans notre langue, dans ma langue maternelle. Celles que nous lisait l’instituteur étaient toujours en turc. J’ai vite apprit le turc. Mais j’ai perdu la langue des contes. Au bout d’un moment, j’ai été incapable de raconter la moindre histoire, ni en turc, ni en kurde.
[p.195]
Comme lui, quoi que pour d’autres raisons, Mahmut doute. D’abord attiré par les montagnes, lieu de toutes les légendes, où personne ne lui reprochera d’être Kurde, il a fini par fuir la guérilla :
Par chez nous, au Kurdistan, quand la poisse s’abat sur votre tête, quand notre cerveau se met à lancer des éclairs et que la rage vous fait voir rouge, le seul endroit où partir se réfugier, ce sont les montagnes qui vous environnent et vous enserrent le cœur. C’est vers les montagnes que se tournent vos regards et vos pas pour enfin apercevoir l’horizon dégagé ; c’est vers elles que vous tendez l’oreille, c’est leur voix que vous écoutez pour chanter dans votre propre langue. Au commencement, les montagnes n’étaient que montagnes ; elles n’étaient pas synonymes de guerre, de trahison, de guérilla ou de séparatisme Kurde. Dans nos contrés où toutes les issues sont bouchées, où toutes les portes sont fermées, où votre voix s’étrangle à force de hurler, où vous criez dans le désert quand bien même elle s’épancherait… les montagnes sont espoir, liberté, une tribune élevée d’où vous pouvez donner de la voix et lancer votre cri.
[p.154]L’ennemi : un fantôme sans nom, sans âme, sans corps et sans visage, une idée… Il ne peut se résoudre à qualifier les soldats d' »ennemis ». Mon cousin Mamudo – lui aussi a hérité du nom de notre arrière-grand-père – mon homonyme, mon frère d’âme Mamudo est à l’armée et moi, je suis ici. Pareil dans la famille de Zaho : Hidir est au service militaire et son cousin dans la guérilla. C’est la raison pour laquelle son cœur tressaillait chaque fois qu’il tirait une balle ou rechargeait le barillet – surtout les premiers temps. Fallait-il donc employer le terme « ennemis » pour les keko, les frangins ? Naturellement, il le fallait. Dès lors que tu t’habitues à prononcer ce mot, ceux que tu catalogue « ennemis » finissent par le devenir pour de bon. A force de le répéter, tu finis par t’en convaincre. Tu tireras sur ceux que tu qualifie d’ennemis, tu les blesseras, tu prendras ta revanche, tu deviendras un bon guerrier, tu seras un héros.
[p.149]Là-bas, au coeur des combats, sous la déluge de feu, tu deviens un machine à tuer, aussi anonyme, dénuée d’âme et d’émotion que les balles, les obus ou les mines qui frappent au hasard. Dès l’instant où tu en prends conscience et te mets à réfléchir, tu ne peux plus te battre comme avant. Une fois que le doute commence à t’asticoter, tu es foutu comme combattant. D’abord, tu te demande pourquoi tu te bats et plus ça va, plus ça te parait absurde ; ensuite, tu oublies complétement les raisons qui t’ont amenées là et tu nages en pleine confusion. Et pour finir, tu deviens soit un assassin soit un traitre ; le traitre d’un camp ou d’un autre. Alors que toi, tu étais partis pour devenir un héros.
[p.338]
Ömer devient tuteur pour le couple, en même temps qu’il se laisse guider.
— Si tu veux trouver la parole, dit Mahmut, et si tu la cherches sur nos traces, va donc la chercher où elle se trouve. Ce n’est pas en restant loin que tu pourras la dénicher. Tu entendras la voix, et tu l’écouteras pour la transformer en parole.
Alors Ömer part à l’est, dans un pays qui est le sien mais sur le sol duquel il est un étranger.
Pendant ce temps, sa femme part à ouest.
Elif Eren doute. Voilà des années qu’elle réalise des expériences sur des souris, espérant remporter un jour le prix européen de la femme scientifique de l’année. Mais ses travaux s’orientent de plus en plus vers l’éthique.
Dès l’instant où l’on s’interroge sur le sens de la vie d’une souris, la mort qu’on lui inflige dans un but supérieur gagne en légitimité. Après s’être demandé : « Quel est le sens de la vie d’une souris ? », rien n’interdit de se poser la question suivante : « Quel est le sens de la vie d’un humain ? ». Tuer une souris, tuer un homme… franchir le pas, intellectuellement parlant, n’est peut-être pas si difficile qu’on croit. […] Au nom d’un objectif supérieur, jugé profitable au bien de l’humanité entière, vous pouvez signer la mort de tas d’individus. En disant « je vais sauver le monde », vous pouvez tuer la moitié de l’humanité. Pour le pays, pour la nation et la patrie, vous prenez le risque de mourir et de tuer. Au nom de croyances et d’idéologies, vous pouvez mépriser la vie humaine. Pour trouver une solution à une maladie mortelle, vous pouvez sacrifier plusieurs êtres, hommes ou animaux. Quel grand idéal, quelle grande cause justifie la mort, le meurtre, la destruction d’êtres vivants ? Un but juste et bon peut-il légitimer la violence ? A l’aune de quoi se mesurent le juste et le bon ? Qui détermine cette mesure ? Qui donc détient la vérité ?
[p.430]
A l’Ouest, elle trouve enfin le courage de revoir son fils, qu’elle n’a jamais réussi à comprendre. Elle qui, comme son mari, a l’âme d’une révolutionnaire, qui ne se serait jamais contentée d’une vie tranquille, qui a besoin de servir un but plus grand qu’elle, de se dire qu’elle va changer le monde, elle considère l’existence de simple pêcheur de son fils comme un échec honteux.
Deniz, qui fut un temps photographe de guerre, n’ignore rien de la dureté du monde, et c’est pour cela qu’il aspire à autre chose, quitte à être une déception aux yeux de sa mère et de son père.
Il n’a peut-être pas tort. Ses choix font échos aux doutes de ses parents, qui, peut-être, sont enfin prêt à l’entendre, une parole de plus à retrouver.
— Depuis tout petit, je manquais de confiance. Je ne voulais pas le montrer mais j’avais peur du monde qui m’entourait, je sentais que je ne serais pas capable de l’affronter. Par la suite, j’ai constaté que le monde était effectivement d’une effroyable cruauté. La guerre, la violence, le sang, la mort… Très peu pour moi. Je n’avais absolument pas la force de me lancer dans une bataille que vous-mêmes aviez perdues.
[p.304]
Au final, Parole Perdue parle du doute, des contradictions que l’on sent et que l’on ne sait pas dire, qui font perdre le sens du mots, qui délitent les relations, et puis des liens que l’on renoue parfois, quand on touche le cœur de l’autre, pour difficile que cela soit.
Sur la langue, le livre laisse un goût à l’image de cette métaphore :
Tous ces gens sont une sphère close sur elle-même, un œuf à l’intérieur duquel ils se soudent et s’affrontent. Et il m’est impossible de briser cette coquille et de m’y introduire. Je peux seulement tenir l’œuf en main et rester là à le regarder, c’est tout !
[p.470]