Conte de la vielle Venn
Révéler le pouvoir invisible des structures
Il y a presque un an, j’écrivais un article sur les structures narratives. Mais il y a presque un an, je n’avais pas encore lu « Les contes de Neveryon » de Samuel Delany, et puisque c’est chose faite, je veux écrire un appendice : l’une des nouvelles du fixup est absolument brillante et il faut que je vous partage mon enthousiasme.
« Conte de la vielle Venn » en effet est une histoire qui, non contente d’avoir une structure narrative parfaitement maitrisée, est aussi un commentaire sur les structures au sens large. J’ai eu l’impression, en achevant de la lire, qu’elle rendait visible ces dynamiques sous-jacentes que je m’efforce d’observer et de décrire quotidiennement… mais qui demeurent invisibles pour qui ne fait pas l’effort conscient de les chercher.
Structurellement, la nouvelle se divise en trois parties.
D’abord, la vieille Venn essaie d’expliquer à une bande de jeunes un concept impossible à observer directement, même si on peut en voir les effets visibles.
— Je sais quelque chose. Je sais comment vous en parler, mais je ne sais pas comment vous dire ce dont il s’agit. Je peux vous en montrer l’effet, mais je ne peux pas vous montrer la chose elle-même. Approchez mes enfants, venez à la lumière.
[Samuel Delany, Les contes de Neveryon p.82]
Pour son explication, la vielle Venn demande à une de ses élèves, Norema, d’observer une feuille de papier de trois façons différentes :
- Simplement la feuille avec ses inscriptions
- Le reflet inversée de la feuille au travers d’un miroir
- Le reflet doublement inversé de la feuille au travers de deux miroirs, ce qui permet de révéler l’arrière de la feuille
Son idée, c’est que deux choses qui semblent identiques (une feuille de papier avec des inscriptions dessus) peuvent être en fait littéralement l’inverse l’une de l’autre selon comment on la regarde (directement ou dans le reflet d’un miroir), et qu’une deuxième inversion peut permettre de retrouver du sens, quoi que différent de l’original (le verso de la feuille).
S’en suit un premier exemple, livré avec son analyse par la vieille Venn : dans Neveryon, l’argent vient d’être inventé et commence à remplacer un peu partout un système préalablement basé sur du troc (il me semble qu’il n’y a pas de fondement historique à cela, mais c’est la prémisse à partir de laquelle Delany a choisi d’élaborer). Or, malgré ce changement important de paradigme (de perspective sociale, si on veut), certaines coutumes ont été conservées telles quelles… en produisant des effets tout à fait différents de ceux d’antan.
Je joints ici un long extrait (quoi que condensé) car il me semble intéressant à analyser.
Je repensais aux tribus rulvyn qui vivent dans les collines de l’intérieur de l’île. [Les hommes chassent] ; les femmes fournissent la plus grosse part de la nourriture grâce à leurs cultures de navets et autres tubercules, de fruit et de légumes verts. [Si on fait les calculs] on s’aperçoit qu’elles travaillent bien plus que les hommes pour la survie de la tribu. [Mais] la viande est une denrée assez importante chez eux. C’est pourquoi les hommes y sont considérés comme des créatures assez prestigieuses. Les femmes se groupent pour partager un chasseur qui part avec d’autres chasseurs et leur rapportent de la viande. Elles façonnent des poteries, des paniers, des vêtements et des bijoux qu’elles s’échangent entre elles ; elles construisent des maisons, font pousser et cuire des aliments. En fait – à part quelques décisions bien définies – ce sont elles qui dirigent la tribu. Ou du moins c’étaient elles.
[…] Parce que l’argent était exotique et s’inscrivait dans le processus prestigieux de l’échange avec les étangers, [les Rulvyn] tombèrent d’accord sur le fait que l’argent devait, comme la chasse, faire parti des prérogatives masculines.
[…] A présent, le prestigieux chasseur doit d’abord amasser de l’argent, car quelle femme, dans ce système, épouserait un homme qui n’a pas d’argent ? Les femmes sont malheureuses car désormais les hommes les font travailler et les dressent les unes contre les autres en comparant grossièrement ou sournoisement leur travail. Autrefois, le prestige dont jouissait les chasseurs était la compensation de son faible pouvoir social. Avec l’argent, le prestige est devenu signe de pouvoir social. [Bien que] les femmes fassent toujours tout le travail, [les hommes] sont brusquement devenus responsables de la survie de l’ensemble de leurs épouses. […] La tâche simple de fournir, trois fois par semaine, un prestigieux morceau de viande est devenue bien plus complexe. [D’autant que] le talent de manipulateur d’argent va rarement de pair avec celui de bon chasseur, et ils sont même fréquemment à l’opposé l’un de l’autre. La dernière fois que je suis allée dans les collines pour visiter mes amis rulvyns, j’ai remarqué qu’avec l’introduction de l’argent, les femmes se sont mises à avoir peur des hommes. Les femmes désirent de bon chasseurs ; mais parce qu’elles savent ce qui constitue le véritable pouvoir, elles comprennent qu’il faut des époux qui s’entendent à manier l’argent.
Autrefois, on comptait beaucoup plus de célibataires hommes que femmes. […] Beaucoup d’hommes célibataires étaient liés par amitié ou parenté à des groupes familiaux, en compagnie desquels ils mangeaient, dormaient, et où ils entretenaient parfois des rapports sexuels informels avec une des épouses. Mais ces hommes commencèrent à s’éloigner de leurs semblables […] Dans leur retraite de la Maison des Hommes, ils se mirent à réfléchir à la façon dont ils pourraient amasser de l’argent. Très vite, ils devinrent ceux qui pouvaient se marier, qui pouvaient s’attacher les femmes, alors que les fin chasseurs n’en étaient plus capables. Des groupes de femmes se retrouvèrent donc unis à ces hommes qui préféraient le plus souvent passer du temps entre eux, que vivre en époux solitaire et valorisé au sein d’un groupe de travail communautaire et féminin.
[Samuel Delany, Les contes de Neveryon p.89-91]
J’aime bien cet exemple, parce que tout simpliste qu’il soit – lui qui décrit à gros trait les dynamiques des rapports normatifs (donc binaires) entre les hommes et les femmes – il replace ces dynamiques dans un cadre social qui n’essentialise ni les hommes ni les femmes. Le tout en proposant une sorte d’allégorie de la genèse de la masculinité toxique façon incel (Une thématique qui 1. ne surprend pas venant de Delany a qui on doit aussi « Triton » que j’avais chroniqué là, et 2. prendra tout son sens dans la suite de la nouvelle car, vous l’ai-je dis : elle est vraiment brillamment écrite)
Par ailleurs, Delany prend aussi le temps de proposer un contre exemple. Norema, l’élève, essaie d’appliquer la théorie de la vieille Venn à un cas de figure où cela ne s’applique pas : voyant qu’il existe des différences entre les hommes et les femmes, elle se met à envisager les uns comme l’image inversée de l’autre. Or pour se faire, elle part du principe qu’il existe un « Original » et une « copie », quand bien même cela n’est étayé par rien.
— Voilà bien l’idée la plus horrifique que j’ai jamais entendue. […] Ce que j’ai observé, ce qu’implique ce que j’ai observé, explique le pourquoi et le comment de ce qui arrive. Cela rend le processus facile à voir dans son ensemble. Ton idée est l’explication possible, non pas d’observations, mais de spéculations qui, si tu les acceptais à la suite de ton explication, ne feraient que te proposer des réalités et des demi-vérités là où il n’y a rien. […] Et c’est certainement la nature de ce dont nous venons de parler. Mais, appliquée à ce dont elle ne relève pas, elle produit des distorsions aussi terrifiantes qu’elle est puissante. […] Réfléchis, ma fille : Où se trouve-t-il ton plan idéal ? Il flotte quelque part dans les nuages ? Moi, je pars d’une réalité comme le troc, les mots inscrits sur du papier de roseau, une aventure en mer, et j’étudie ce qui arrive à leur valeur lorsqu’advient une série de réflexions. Toi, tu pars d’une valeur – un être humain idéal – qui est le résultat d’action réelles et imaginées de tant de personnes réelles et imaginées, puis tu essaies de dire que les gens sont le résultat de cette valeur.
[Samuel Delany, Les contes de Neveryon p.108]
S’en suit un démontage en règle des idées freudiennes sur « le désir de phallus », un petit éloge du drag comme pratique de double inversion des codes sociaux qui génère de nouvelle valeur pour le bénéfice commun, et une réflexion sur la manière dont le langage même peut produire une déformation de la réalité en associant dans une langue des concepts forts distincts dans une autre.
Bref, je ne vous détaille pas tout, mais les bases sont clairement établies quand, deux ans plus tard, la vieille Venn meurt, et un bateau rouge débarque.
Sur le bateau, l’équipage n’est constitué que de femmes, avec un seul homme perçu comme le capitaine (on apprendra dans une autre nouvelle du recueil que le bateau vient en fait d’une société matriarcale, et que l’homme avait en fait uniquement un rôle symbolique de porte bonheur pour le voyage). Or, pour les habitants de l’ïle de Norema (dont les codes genrés se rapprochent de ceux de nos sociétés occidentales réelles), la constitution seule de ce bateau, et le fait que certaines jeunes filles soient tentées d’y embarquer, est en soit une menace.
— Pourquoi est-ce si horrible ? Qu’ont-ils fait, et pourquoi tout le monde en a après eux ?
— Après eux ? Un plein bateau de femmes dont la moitié sont à peine plus vieilles que toi, un personnage bizarre pour capitaine, qui ratissent le port pour emmener nos filles – et tu me demandes pourquoi les gens en ont après eux ?
[Samuel Delany, Les contes de Neveryon p.143]
Une menace suffisante pour entreprendre à son encontre des actions radicales.
— T’es au courant ? Ils vont y aller ce soir !
Norema fronça les sourcils.
— Le vaisseau ! Le vaisseau rouge ! Ils vont le faire brûler.
[Samuel Delany, Les contes de Neveryon p.144]
Le soir du massacre, Norema est témoin des flammes. A distance, elle essaie de trouver la meilleure manière de décrire ce qu’elle voit ce que ce qu’elle voit implique : non pas, comme on essaie de l’en convaincre, « se défendre contre une menace » mais :
Soudain, elle leva légèrement le menton, ferma les yeux, et cette fois essaya de faire bouger ses lèvres : « Des femmes sont en train mourir là-dedans, et ce sont nos hommes qui les tuent… » Alors, elle ressentit un élancement de terreur.
[Samuel Delany, Les contes de Neveryon p.149]
Le truc c’est que, pendant toute la démonstration de la vieille Venn, ce ne sont jamais les structures qui sont montrées. Et pour cause : elles sont invisibles, cachées sous la surface des choses. Ce qui est montré, c’est comment on peut sentir un changement de structure au travers d’un changement d’effets générés par des actions d’apparence similaire.
Si un même geste peut produire deux résultats différents, c’est peut-être qu’on a oublié un facteur dans l’équation : un contexte, une structure dont l’acte n’est que l’émanation visible.
Le corolaire, puisque les structures sont invisibles, et donc souvent impensées, c’est qu’elles ont tendance à s’installer et à produire des effets délétères qui eux aussi, ne sont pas assez pris en considération (du moins, pas avant qu’il ne soit trop tard).
C’est peut-être ce que comprend Norema quand, encore quelques années plus tard, dans la troisième partie du roman, elle se retrouve confrontée à un mari violent qui la bat avant de la quitter. Un mari pour lequel le schéma de pensée « molester autrui, et plus spécifiquement, être un homme qui moleste une femme » était devenu justifiable, acceptable, légitime. Un mari auquel elle repense en ces termes, alors qu’elle s’apprête à quitter l’île sur laquelle elle est née et a grandi :
Toutefois, comme elle tentait de passer en revue afin de les trier les détails horribles des mois passés, ils ne cessaient de fuir de sa mémoire qui se réfugiait par-delà les années dans des promenades en compagnie de Venn, dans la nuit sur la plage face aux eaux enflammées. Devant le port, sortit peu à peu la brume matinale.
[Samuel Delany, Les contes de Neveryon p.154]
Je trouve « Le conte de la vieille Venn » brillant parce que dans la réalité, les changements structurels profonds et rapides (de type « l’argent vient d’être inventés ») sont rares. Au contraire, justement parce qu’on (collectivement) pense peu à elles, les structures ont une certaine tendance à la stabilité. Elles ne sont pas proprement immuables, mais leurs transformations sont lentes et progressives. Ce sont des évolutions subtiles qu’il est difficile de vraiment mesurer.
Le plus souvent, les structures ne nous impactent pas parce qu’elles ont changées. Elles nous impactent parce qu’elles sont restées figées quand bien même tout le reste a changé autour.
Le fait de mettre en scène un changement de structure (au travers d’un miroir, de la fable de l’invention de l’argent,…), cela permet de révéler leurs influences, de s’exercer à les reconnaitre, d’être capable ensuite de les observer même dans leur immobilité.
Conte des potiers et des dragons
Les structures narratives
Personnellement, il y a deux domaines dans lesquels j’observe le pouvoir invisible des structures, le premier étant : les structures narratives.
Bien sûr, j’ai déjà un article entier dédié à cette thématiques particulière, que je vous invite à lire (et puis l’article est étayé de mes échanges avec de supers auteurices).
Mais il y a dans « Les contes de Neveryon » un exemple que je trouve particulièrement significatif de ce que j’entends par « pour écrire des récits vraiment engagés, il faut aussi réfléchir à leurs structures ».
Dans « Conte des potiers et des dragons », on rencontre Corbeau, une femme venu d’un pays lointain et matriarcal (celui dont était issu le bateau rouge ayant un beau jour débarqué sur les rivages de l’île de Norema) qui raconte (à une Norema ayant grandit) les mythes fondateur de son pays.
La genèse qu’elle raconte fait clairement référence à « Adam et Eve » de la mythologie chrétienne : il y a un dieu qui crée et peuple un jardin, le premier être humain qui l’habite demande une partenaire, partenaire qui finit par causer la fureur divine et l’exil du jardin, et la justification de la « supériorité d’un des deux sexes sur l’autre ».
Mais il y a des différences avec la version biblique : la déesse est une femme, et les deux créatures humaines (Jevim et Eif’h) qu’elle crée le sont aussi. De plus, ce n’est pas avoir mangé un fruit qui déplait à la déesse, c’est de s’en être abstenu : la déésse avait créé une véritable diversité dans son jardin, et c’était cela qu’elle voulait que ses humaines célèbrent. Mais Eif’h s’est mise à penser qu’il fallait célébrer l’acte de création dans sa forme la plus « pure », et ne plus rendre hommage qu’à la lune et au soleil, délaissant ainsi le jardin. Sa punition : devenir un homme. (Jevim, qui a suivit Eif’h est réprimandée aussi, mais moins sévèrement, puisqu’elle a quand même pris le temps de manger un fruit avant de négliger le jardin pour ne plus se tourner que vers le soleil et la lune).
Au final, le mythe est celui d’Adam et Eve inversé de sorte que le pêché originel incombe au masculin plutôt qu’au féminin.
C’est même pire que cela, car Eve était une femme avant d’être punie. La punition n’est pas d’être devenue femme, mais que l’accouchement soit rendu douloureux (au même titre que le travail de l’homme était lui aussi rendu pénible).
La version de Corbeau est… vraiment sale (TW violence physique et descriptions ignobles des attributs physiques dits « masculins » dans l’extrait) :
Et Eif’h de crier et de demander le pardon ; mais la déésse lui mettait le visage, les seins et le ventre en sang. Et là où la déesse frappait au visage, des poils rudes apparurent ; la où la déesse frappait à la gorge, sa voix se durcit ; là où la déesse frappa aux seins, sa chair et ses organes s’aplatirent, si bien qu’elle ne fut plus capable de nourrir ses filles ; et là où la déesse frappa au ventre, sa matrice éclata et s’affaissa, et des lambeaux de chair se mirent à pendre sous elle, de sorte que, lorsqu’elle fut guérie, son ventre demeura à jamais scellé et stérile, et les lambeaux de chair qui lui pendaient entre les jambes restèrent si constamment douloureux q’elle cessa dès lors de les toucher et de les soigner si bien qu’il finit par s’en écouler un pus infect.
Alors la divinité dit « Eif’h, j t’ai battu au point que tu n’es plus une femme. Car tu ne peux plus porter une fille, ni la nourrir. Tu n’as loué ni moi ni l’acte comme il se doit. » Alors Eif’h baissa la tête velue et dissimula ses misérables génitoires, et ne fut plus appelé femme mais homme,ce qui signifie femme brisée. Et ne fut plus appelée elle, mais « il », prononciation qui marque l’orgueil, l’ignorance et la honte.
[Samuel Delany, Les contes de Neveryon p.208]
(A titre de comparaison pour Jevim : les menstruations apparaissent suite aux coups qu’elle reçoit au ventre, c’est tout)
Je déteste cet extrait, parce qu’il ne fait qu’inverser en surface les rôles tenus par les protagonistes (les hommes vs les femmes) sans en changer la structure : au final, on en vient quand même à justifier l’inégalité des sexes. Le matriarcat du peuple de Corbeau n’est que le reflet dans un miroir de notre patriarcat à nous.
Bien sûr, puisque le matriarcat de Corbeau n’existe qu’au sein d’une œuvre de fiction qui nous est adressée, le reflet qui nous est renvoyé peut servir à révéler l’absurdité de nos propres modèles (et d’une certaine manière, puisque rendre les matriarcats systématiquement plus justes et égalitaire que le patriarcat mène à une forme d’essentialisation du féminin comme intrinsèquement plus altruiste et juste que le masculin qui, lui, serait intrinsèquement violent… j’aime autant pour une fois qu’on nous montre un matriarcat tout aussi hiérarchique que le patriarcat que nous connaissons). Ce d’autant que Corbeau ne nous décrit son matriarcat après la démonstration que fait Venn de sa théorie des miroirs et doubles miroirs.
Reste qu’à mon sens : nous raconter la genèse de Jevim et Eif’h ne produit aucun bien.
L’ennui c’est que dans les faits, se type de retournement en miroir n’existe pas que dans la fiction.
Je suppose que c’est un réflexe assez humain, face à des violences, de s’en protéger en cherchant à s’en éloigner le plus possible, à chercher à faire exactement l’inverse de ceux qui nous blessent. Une inversion qui ne change pas les structures.
Il y a cette mouvance dans le féminisme (qui s’étend aux milieux LGBT) de se protéger de des violences sexistes en se coupant de ceux qui ont le plus d’impunité à les exercer : les mecs cis. Ainsi, les espaces qui se revendiquent comme féministes et/ou queer sont de plus en plus souvent des espaces en non mixité sans mecs cis.
Au point que ce qu’on appelle « non-mixité queer » se fait maintenant sans les hommes gays, mais avec les femmes hétéros.
De manière parallèle, on a vu l’apparition puis la généralisation des expressions « personne afab », « socialisation féminine/afab » et « personne sexisée » pour désigner des catégories de personnes qui sont établies comme étant les vraies victimes du patriarcat, en vertu de leur assignation à la naissance ; donc au motif « naturel » qu’elles possèdent une vulve.
Je ne veux pas particulièrement ré-expliquer en détail ce néo-essentialisme qui ne fait que mettre une couche de vernis « fières, fortes, féministes et radicales et en colère » à ce que les TERFs répètent à l’envie et dont de nombreuses personnes, queers inclus, sont convaincues : Les vraies victimes seraient les personnes qui ont une vulve et les pénis seraient des armes de destruction massive.
[Lou Fleur-de-sel sur son blog « Bloguer la tristesse pour qu’elle s’en aille », post sur la mixité « queer » / mixité choisie sans homme cis]
Le problème de ce modèle, c’est que contrairement à ce que voudraient croire ceusses qui le promeuvent, il ne « déconstruit » pas les normes qui nous entravent. Il ne crée pas un modèle où les individus peuvent être traités à égalité indépendamment de leur genre. Il crée une norme alternative, miroir de la norme dominante patriarcale, dans laquelle les femmes cis (et les transmascs qui acceptent de se réassigner au féminin en se présentant comme « afab ») sont au sommet de la nouvelle échelle.
Dire « girl power » dans un monde où le pouvoir est aux gars, ça se comprend. Mais ça ne peut faire sens que dans la mesure où le girl power est un miroir déformant adressé aux boys club. Mais dans les milieux d’où les mecs sont exclus, « girl power » n’est plus que le nouveau sommet d’une hiérarchie 2.0 qui n’est pas préférable à la hiérarchie première qu’elle prétend combattre.
Bien sûr, je comprends l’intérêt de la non-mixité, pour pouvoir discuter en profondeur et en subtilité de certaines problématiques, sans être freinéés par la participation de personnes qui ne comprennent pas les enjeux. Mais dans le cas de la systématisation, dans les milieux féministes/queer, de la non-mixité sans mecs cis : le critère à partir duquel la non-mixité est bâtie ne fonctionne pas. Car au final, ce qu’on en vient à faire, c’est accepter par défaut toutes les personnes assignées femmes, et regarder d’un air suspicieux celles qui sont assignées garçons : faut qu’elles transitionnent d’une manière qui convienne aux règles en vigueur avant de venir. Et ça, ce double standard basé sur le genre assigné, il est transmisogyne.
Dans les espaces « en non-mixité sans mecs cis », il n’y a de fait jamais de mecs cis gay ou bi (par définition), et rarement plus d’une meuf trans à la fois. Elles sentent bien qu’on les épie, qu’on finit par les chasser si elles parlent trop fort ou si leur opinions dérangent trop le status quo.
Quand je lis la genèse de Jevim et Eif’h, je ne vois pas seulement une mythologie fictive pensée pour faire un contraste au sein d’un roman de fantasy. Je pense à toutes ces femmes et personnes-trans-se-disant-afab de la vraie vie, qui parlent de féminin sacré, une boucle d’oreille clito suspendue à leurs lobes. Je pense combien elles/iels seraient susceptibles d’adopter une telle histoire, premier degré : Une histoire qui ne fait que stigmatiser les corps dits « masculins » (les pénis, la barbe, la voix muée…) de la même manière que l’on reproche (et à raison) au patriarcat de stigmatiser les corps dits « féminins » (les vulves, les seins, les hanches marquées…).
Conte de Petit Sarg
Les dynamiques sociales en milieu militant
Et cela mène directement au deuxième domaine dans lequel j’observe l’influence des structures : les dynamiques de groupe, particulièrement dans les milieux militants.
Le militantisme dont je parle est celui qui s’oppose au conservatisme : il ne se bat pas pour garder les choses dans leur état actuel (et moins encore pour un retour en arrière), mais au contraire pour faire advenir des changements de paradigmes. Il y a des choses, des inégalités, des impasses qu’il n’est plus possible de tolérer.
La question à se poser partant de là étant : quel type de changement les militantts défendent-iels ? Est-ce un changement en profondeur, dans les structures sociale ? Ou bien ne s’agit-il que d’un changement de surface ? Car le fait est : les deux ne vont pas nécessairement de paire.
Parfois, oui. Bien sûr jusqu’à un certain point, l’apparence d’une chose est un indice de ce qu’elle recouvre. Mais pas toujours. Et si l’on veut vraiment juger de la pertinence d’une idée ou d’un acte, il nous faut observer au delà de l’image qu’elle renvoie.
L’exemple que prend Delany est celui du BDSM et du retournement de stigmate : Gorgik et Petit-Sarg (protagonistes de plusieurs nouvelles du recueil) sont deux anciens esclaves ayant été libérés. Pourtant, tous deux choisissent parfois de porter un collier de fer autour de leur cou, symbole d’esclavage à Neveryon.
— Nous sommes tous deux des hommes libres, annonça Gorgik en s’asseyant. Ce collier, pour le garçon, est un symbole – symbole de notre affection réciproque, de notre protection réciproque. Pour moi, c’est un symbole sexuel – et nécessaire pour que l’action et l’orgasme viennent couronner le désir. Pour aucun de nous il n’a une signification social, sinon qu’il choque, offense ou déçoit.
[…]
— Vous prétendez être libres, quand l’un de vous porte à la fois le titre de « maitre » et un collier ? Vous ne pouvez être que des bouffons, car je n’ai jamais rien vu de tel sur toute l’étendue de cet étrange et terrible pays.
— Nous sommes amants, expliqua à nouveau Gorgik, et pour l’un de nous la distinction symbolique entre maître et esclave est nécessaire à la consommation du plaisir.
— Nous sommes des redresseurs de torts qui combattons l’institution de l’esclavage où que nous la trouvions, et par tous les moyens, dit Petit Sarg, et pour chacun de nous cela est le symbole de notre passé d’esclave et de notre attachement aux hommes et aux femmes qui sont toujours asservis.
[Samuel Delany, Les contes de Neveryon p.285]
En surface, il s’agit du même acte : porter un collier qui distingue des autres. Mais puisque le contexte change, puisqu’il y a une différence profonde entre être forcé à porter un collier et choisir de le faire, il s’agit bien de choses extrêmement différentes.
— De même qu’un mot prononcé en trois circonstances différentes, peut signifier trois choses totalement différentes, le collier porté en trois circonstances différentes – le sexe, l’affection, et la société – possède trois significations différentes, précisa Gorgik. Entre le sexe et la société, le rapport est celui d’un objet à son image dans un miroir. L’un inverse l’autre – connaissez-vous le phénomène, car en cette époque barbare, les miroirs sont rares… ?
[Samuel Delany, Les contes de Neveryon p.286]
Il y a des féministes qui pensent qu’on ne peut pas transformer ce type de pratiques, qui disent « pourquoi accepterais-je dans mes rapports sexuels des choses que je n’accepte pas ailleurs ? ». Le fait est qu’on peut (si toutefois on en a envie, s’entend), mais que ça ne sera jamais évident. Car il n’y a rien en surface qui différencie une personne qui se réapproprie des esthétiques violentes dans un contexte intime sain… d’une autre qui les utilises pour continuer à exercer sa domination jusque dans la chambre à coucher. On ne peut pas se contenter d’observer les gestes, faut aussi regarder ce qui les sous-tendent.
A mon sens, on peut faire la même analyse pour de nombreux sujets. Dans le polyamour par exemple, on ne peut pas se contenter de compter le nombre de relations entretenues par les gens. La structure actuelle du couple veut que deux personnes s’accordent le droit de contrôler avec qui leur partenaire à le droit de relationner et comment (avec l’idée que, puisque c’est réciproque et consenti, ce n’est pas un problème). Aussi, ce n’est pas du tout la même chose de se dire « je refuse cette forme de contrôle, je veux passer du temps avec mon/mes partenaire/s parce que je le choisis, pas parce que je m’y suis engagé et que je ‘le dois’, aussi n’y a-t-il plus d’exclusivité qui vaille » (ce qui change la structure de la relation) versus « j’exerce ce contrôle en exigent de mon/mes partenaire/s la fidélité… tout en ne me soumettant pas moi-même à la même exigence » (ce qui maintient la structure traditionnelle du couple, sous ça forme la plus brutale et asymétrique). Ce n’est pas du tout la même chose de se dire « je vais construire avec les gens que je rencontre la relation la plus adaptée à nos envies et besoins respectifs, sans chercher à les calquer sur un modèle préconçu de ce à quoi doit ressembler une relation amoureuse, sexuelle, amicale, de soutien, etc » (et construire des polycules queer basés sur la communication et le soutien mutuel) versus « je vais prendre tout ce dont j’ai besoin dans cette relation sans répondre aux besoin de l’autre qui pourra les combler ailleurs, vu qu’on est pas engagéés » (et multiplier les relation hétéronormées bancales).
Bien sûr, puisque les structures sont invisibles, chaque fois qu’on s’attache à les modifier, on ne peut pas empêcher des gens qui ne les bousculent absolument pas de se réapproprier des esthétiques (voir le concept de Gentrification des esprits décrit par Sarah Schulman dans son essai dédié). Je pense qu’on l’a toustes déjà vu à l’œuvre car c’est ainsi que marchent tous les pink-washing, purple-washing ou green-washing de la Terre : se donner une jolie image sans rien changer.
Personnellement, je trouve cette réappropriation des discours particulièrement visible dans les dynamiques de callout.
De base, le problème avec les callout, c’est qu’au même titre que le « girl power » des espaces en non-mixité choisie sans hommes cis, il s’agit principalement d’une réaction viscérale à l’impunité de quelques uns. Quand on constate l’impuissance de toutes les institutions à empêcher les puissants d’user et abuser de leur pouvoir, reste l’option de vouloir construire des espaces dont ils sont exclus, ce qui, au fond, ne semble pas bien dérangeant : ces puissants-là se fichent d’être ou non les bienvenus dans les espaces féministes et queer. Au mieux, ça leur donne une occasion d’aller se plaindre dans un média national qu’ils « ne peuvent plus rien dire ».
Cela dit, puisque l’on démocratise la pratique du callout comme « politiquement pertinente », on se met à s’en servir contre des gens qui n’ont rien de « puissant en position d’impunité », des gens qui n’ont peut-être pas d’autres espaces pour exister que ceux qui se revendiquent queer ou féministes, des gens qui vont vraiment, concrètement, être détruits si tout leur entourage leur tourne soudainement le dos.
Il n’y a pas du justice dans le callout. On ne fait que reproduire des structures punitives. Comme le dit Clémentine Morigan (c’est le titre de son zine) :
Nique la police signifie qu’on ne se comporte pas comme des flics entre nous
[Clémentine Morigan, Fuck the police mean we don’t act like cops to each other]
Un callout, c’est un dénonciation à la suite de laquelle l’accuséé sera condamnéé à la mort sociale (sans réel jugement, parce qu’il faut « croire les victimes » et que toute tentative d’essayer de vraiment comprendre les enjeux sera vu comme une négation de leur parole sacrée).
Un callout, ça ne considère pas les victimes. Ça ne leur demande pas ce dont elles auraient besoin pour aller mieux. Ça met en branle une mécanique qui broie les coupables (ou présuméés tells) et ce quand bien même les victimes demandent explicitement qu’on s’en abstienne.
Ce genre d’entreprise met souvent les victimes dans des situations intenables où elles se retrouvent à devoir prendre la défense de leur abuseur-euse, voire où elles sont rendues coupables de leur gestion de l’agression.
[post instagram de Queer.Chrétien.ne sur les signes qu’on est en train de participer à la destructions de notre communauté et non à un callout]
Et dans cet engrenage qui détruit les unns sans ce soucier de ce qui arrive aux autres : un callout en tant que dynamique punitive, présente les mêmes biais que les dynamiques punitives traditionnelles dont le callout se prétend le remède. Comme avec la justice traditionnelle certaines personnes (parce qu’elles sont blanches, parce qu’elles ont eu une « socialisation féminine », etc) sont plus crédibles que d’autres dans le rôle de victime. Pour rappel, ces callout se font principalement au sein d’espace féministe-queer qui prônent la « non-mixité sans mec cis » et dans lesquels les femmes cis sont, comme on l’a vu plus haut, au sommet de la hiérarchie alternative : elles sont très peu susceptibles d’être la cible d’accusations, quand les femmes trans elles, le sont de manière quasi-systématique. La blague sinistre, dans les milieux transfems, c’est de dire qu’on n’est pas vraiment une meuf trans tant qu’on a pas subit un callout.
La capacité à affirmer que l’on a été victime d’une agression est intimement liée à la possession d’un capital matériel et symbolique qui permet à la plainte d’être entendue, et ne reflète ainsi pas le rapport de force que la plainte est supposée mettre au jour.
[Ilana Eloit, citation tirée de la traduction de l’essai « Le conflit n’est pas une agression » de Sarah Schulman]
De fait, le callout est un outil qui permet à certaines personnes d’en écraser d’autres, et de se sentir légitimes à le faire. C’est un outil de pouvoir et de domination (un pouvoir alternatif au sein d’une hiérarchie alternative estampillée féministe).
Il n’a jamais été prouvé que les sanctions étaient efficaces. Les sociétés qui s’appuient sur la sanction, la dénonciation, l’exclusion, la menace et le bannissement sont souvent pire que les autres. […] Il n’existe aucune corrélation entre le fait d’avoir la capacité de punir et celui d’avoir raison. Dans la plupart des cas, ce sont les mauvaises personnes qui sont punies. Celles et ceux qui infligent ces punitions utilisent leur pouvoir pour éviter d’avoir à assumer leur responsabilités.
[Sarah Schulamn, Le conflit n’est pas une agression p.133]
Pour toutes ces raisons, le traitement réservé aux personnes ciblées par des callout est déjà inacceptable quand elles sont bel et bien coupables de ce dont on les accuse.
Affirmer « tu as besoin d’aide, je vais donc aggraver tes problèmes en t’excluant et te harcelant » est contraire à toute éthique, c’est hypocrite et socialement néfaste. L’accusation n’est rien d’autre qu’une nouvelle excuse pour laisser libre cours à l’escalade en nous glorifiant nous-même.
[Sarah Schulman, Le Conflit n’est pas une agression p.163]
Et par ailleurs : il n’y a même pas de garantie qu’elles le soient (coupable de ce dont on les accuses). Souvent, les accusations sont floues, sans victimes identifiée, et l’on s’apercevrait en creusant que la situation relève plus du conflit que de l’agression (cf l’essai de Sarah Schulman Le conflit n’est pas une agression).
Il y a de nombreuses ressources (j’en ai cité quelques unes) qui détaillent en quoi cette pratique du callout n’apporte rien de bon, elle qui n’est que la reproduction en miroir de dynamiques oppressives d’exclusion et de punition. Ce qu’il faudrait, ce n’est pas changer la répartition de qui a le pouvoir de punir qui. Il faut changer les structures : penser une justice transformatrice qui donne à chacunn la possibilité d’apprendre de ses erreurs et de grandir.
On a besoin de ces ressources.
Et dans le même temps : on ne peut pas empêcher les vieux réacs de se les réapproprier pour expliquer qu’ils devraient avoir le droit d’être des fachos. Ces dernières années, presque tous les vieux phallocrates qui ont voulu se défendre contre des faits d’agression l’on fait en citant la vidéo de ContraPoints sur la cancel culture.
Pour moi, qui m’exerce à faire la différence profonde entre des choses qui se ressemblent en surface, ces dynamiques sautent aux yeux. Et j’aimerais tellement que plus de gens apprennent aussi à les reconnaitre.
Souvent, je me retrouve à analyser une situation particulière pour tenter d’en dévoiler les ficelles. Mais ce que j’aime avec le livre de Delany, c’est que mieux que des exemples, il livre une grille d’analyse.
J’espère qu’elle vous sera utile.
(Et please ré-éditez Samuel Delany en français, c’est un auteur brillant qui mérite qu’on s’intéresse à lui).
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Ce n’est pas Eve qui cause la « fureur divine » (qui n’est mentionnée comme telle nulle part) mais le fait qu’Adam et Eve, les DEUX, aient mangé le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, c’est à dire leur désir, pour reprendre les termes du Serpent, d’être « comme des dieux ».
Dieu n’établit pas la supériorité de l’homme sur la femme et ne « condamne » pas les deux époux à souffrir au travail (dans les deux sens du terme) ; il énonce les conséquences de la séparation entre Dieu et l’espèce humaine, à savoir la prédominance de la domination et de la séduction dans les rapports entre les sexes, et la pénibilité MORALE de ce qui fait la vie humaine ; le travail et la reproduction. Vous conviendrez que le monde du travail est un lieu de souffrance et que même la joie d’avoir des enfants s’accompagne de doutes, d’angoisse, de déceptions, etc. « Tu enfanteras dans la douleur » est à prendre dans un sens extrêmement large.
Bonjour,
Je ne fais pas de théologie. Mon but ici n’est pas d’expliquer ce qu’il faut comprendre de l’histoire d’Adam et Eve, qui a plusieurs interprétations possibles (la mienne n’étant d’ailleurs pas celle que je décris dans l’article). Par contre, la religion chrétienne ayant longtemps été celle du pouvoir, les passages de la bible ont été interprétés et utilisés pour assoir certaines idées. En l’occurrence, l’histoire d’Adam et Eve a beaucoup servi à insister sur la faute (on se réfère aussi à l’histoire d’Adam et Eve comme l’histoire du péché originel, littéralement), faute qui incombe primairement à Eve car c’est elle qui, écoutant le serpent, à convaincu Adam de manger le fruit (l’idée étant que si Adam était resté seul, il n’aurait peut-être jamais été tenté. Partant de là, il est facile de conclure que les problèmes commencent avec les femmes).
Bref : non en effet Dieu n’établit pas la supériorité de l’homme sur la femme. En revanche, la religion l’a fait.
Par ailleurs, comme je le disais dans l’article, c’est aussi pour cela que je n’aime pas la réécriture avec Jevim et Eih’f : Delany ne se contente pas d’inverser l’histoire de la bible (avec ses nuances et marges d’interprétation), il inverse la pire interprétation possible.