J’ai écrit cette nouvelle en 2021, et je ne l’ai pas écrite seule. Elle contient un poème qui n’est pas de moi. Elle parle d’une souffrance qui ne me vise pas directement, mais que je vois détruire les gens que j’aime le plus en ce monde. Encore. Et encore. Et encore. Une souffrance sur laquelle je ne peux qu’écrire, sur laquelle j’ai écrit et sur laquelle j’écrirai encore. En espérant qu’elle soit comprise, et qu’on cesse enfin de la reproduire.
Cette nouvelle parle de violences intracommunautaire, de culture du cancel, de transmisogynie, et de comment construire autre-chose. De la nécessité de construire autre chose. C’est une tentative d’utopie, peut-être, qui commence par ce pourquoi on en a si cruellement besoin.
Cette année-là, j’ai tout juste vingt-cinq ans. Mes études sont finies, ce qui m’autorise enfin à quitter ces bancs d’école où je ne me suis jamais vraiment sentie à ma place, entre l’esprit compétitif des unns et le flegme désabusé des autres.
Mes amiis, c’est au club photo que je les ai connuus. Je m’y étais inscrite sur un coup de tête. J’étais arrivée les mains vides, avec pour tout matériel la caméra basse résolution de mon vieux smartphone, et j’avais été accueillie à bras ouverts.
J’ai encore sur mon disque dur les clichés flous pris à l’époque. On y devine des mains, des épaules… des lumières surtout. Je collectionne des souvenirs, soigneusement rangés dans des supports qui portent mon nom : Claire. Je garde une série datant d’une fête improvisée à quatre devant un film médiocre, plus intéresséés à trouver comment exploiter pour une photo le miroitement de l’écran sur les cheveux gélifiés de Pêche que par le show en lui-même. J’ai quelques fois la raie de lumière sous la porte où Piotr et Jamel s’enfermaient pour écouter trop fort de la musique électro en faisant le montage de leur projet de court-métrage. J’ai des émotions cristallisées dans des images que je suis la seule à pouvoir déchiffrer… Tout cela ne signifie rien, si je ne suis pas là pour raconter.
Je suis venuu ici car j’ai reçu une lettre de ma grand-mère. Il y a des années que je n’avais pas eu de ses nouvelles. Depuis en fait que mon père m’a foutuu à la porte. J’avais envoyé des messages aux quelques membres dont je pensais obtenir le soutien, mais j’avoue qu’Abigaïl n’en faisait pas partie.
Elle habite une petite bourgade où les commérages vont bon train. Mon père y ayant la sympathie de presque tout le monde, aller contre sa volonté est un risque que je n’aurais voulu imposer à personne. Surtout pas à ma grand-mère qui, depuis qu’elle est âgée, a besoin d’aide pour quasiment tout.
Seulement, la vie prend parfois des directions étranges, et il arrive que cela soit pour le meilleur.
Ma chambre est un creux de mon appartement transformé en nid de coussins. Il y a mon matelas, un paravent pour couper du reste de la pièce, quelques guirlandes colorées suspendues au-dessus de ma tête. J’aime cet espace réduit, mais personnel, où je ne convie que les proches de confiance.
Ce soir-là, je suis avec Vivi.
J’ouvre pour elle la tenture beige qui sert d’entrée. Elle se glisse à l’intérieur comme dans une tente : penchée précautionneusement pour ne rien abimer. Elle reste accroupie un moment, comme si le sol n’était pas tout à fait sûr, ou bien par peur de souiller de sa présence un lieu ne lui appartenant pas. Elle a une retenue qui me touche. Une écoute aussi, il me semble.
— Il fait sombre ici.
— Je sais, mais regarde, dis-je en me jetant à plat ventre sur le lit pour atteindre l’interrupteur de ma lampe holographique.
Les deux ampoules s’allument, de part et d’autre de ma chambre, projetant en son centre l’image semi-fantomatique d’une silhouette.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je l’appelle Halo. Viens te mettre là, on voit mieux.
Elle hésite, sur le seuil. Ses sourcils dessinent un arc interrogatif qui me donne un instant l’impression d’être un enfant voulant faire découvrir sa nouvelle facétie à un adulte qui n’a pas le temps. Et puis elle me regarde, m’adresse un sourire qui me fait fondre avant de laisser le rideau se refermer derrière elle. Elle se glisse jusqu’à moi, pose sa main sur mon épaule tandis que ses lèvres se collent à ma joue :
— Tu es belle, souffle-t-elle à mon oreille.
Dans sa lettre, elle m’encourage à venir. Répète combien elle est désolée de ne pas m’avoir soutenue plus tôt. C’est une missive que je n’attendais plus.
J’ai pleuré en la lisant.
J’ai pleuré avant même d’ouvrir l’enveloppe, quand j’ai vu qu’elle était adressée à mon bon prénom : Esmé.
Il y avait dix ans que j’en rêvais : que les gens qui m’ont fait du mal reconnaissent leurs torts. Je n’espérais même pas de réparation, comment réparer une trahison longue de dix années ? Comment faire oublier que mon père (et ma famille avec lui) m’a laisséé tomber au moment où j’avais le plus besoin de soutien : quand j’étais jeune, vulnérable, désireuss de bâtir un futur, mais bien incapable d’y parvenir sans aide ?
Il y a mille choses que j’aurais pu accomplir si je n’avais été briséé, si j’avais pu avoir le confort émotionnel nécessaire pour avancer dans la vie, dans mes études avortées, dans la construction de mon identité.
Cela ne se répare pas.
Mais cela se dit.
Je fonds. Je fonds véritablement de la chance que j’ai. D’avoir un chez moi, de pouvoir y convier des gens aussi adorables que Vivi.
— C’est toi, dis-je tandis qu’elle se laisse tomber à demi contre moi : la plus belle.
Nous restons là un temps que je ne sais pas évaluer, sans rien se dire, à observer en silence la figure translucide de Halo devant nos yeux.
— Tu veux que je te montre ?
— Quoi donc ?
— Halo.
Elle hoche la tête. Je l’invite à regarder de plus près.
— J’avais toutes ces photos, tu vois. Chacune importante, mais chacune représentant… un détail. Comme si elles n’étaient que des fragments de quelque chose de plus grand. Alors je les ai assemblées ?
— Assemblées ?
— Oui, chaque portion du maillage tridimensionnel de Halo est constituée d’un de mes clichés. Elles changent au cours du temps, en fonction de la teinte qu’il faut donner à tel bout de peau ou tel morceau de vêtement.
— Vraiment ?
— Vraiment !
Elle se redresse, plisse les yeux.
— Je peux zoomer, t’es prête ?
Elle me regarde, ses traits sublimés par les reflets de Halo, et j’ai envie de la prendre en photo, ou de l’embrasser. Elle se retourne vers Halo, si bien que je ne la vois plus quand elle dit :
— Montre-moi !
La lettre disait : « Esmé, mon cher enfant. Comme j’aimerais encore pouvoir vous dire mon cher enfant, vous qui avez dû tant changer, vous à qui je ne puis parler qu’avec une distance que je voudrais abolir. Vous étiez jadis espiègle, parfois même téméraire, toujours d’une imagination débordante. J’aimais la façon dont votre rire emplissait ma maison quand vous y veniez passer les vacances.
Aujourd’hui vous êtes adulte. Ma tristesse a grandi en même temps que vous. Parce que je n’ai pas eu la chance de continuer à vous connaitre. Parce que je n’ai pas fait l’effort de vous tendre les bras.
Quand votre père vous a fermé sa porte, j’aurais dû vous ouvrir la mienne.
J’ai été lâche de ne pas le faire.
Rien ne vous oblige à me pardonner. Je ne le mérite pas. Mais je veux que vous sachiez que je suis infiniment désolée. J’avais peur pour mille et une raisons qui n’auraient pas dû importer tant elles étaient secondaires par rapport à ce que vous-même traversiez.
Je veux que vous sachiez que les choses ici ne sont plus ce qu’elles étaient. Des changements ont eu lieu que j’aurais crus impossibles, mais qu’une poignée de personnes déterminées ont réussi à faire advenir. Vous aimeriez, j’en suis sûre, ce que notre village est devenu, le climat d’entraide qui y règne, qui m’a permis d’enfin parler, d’obtenir du secours. Pour moi. Pour vous aussi.
Je suis vieille à présent. J’ai soufflé mes quatre-vingt-deux bougies ce printemps. Je n’ai plus peur pour mon avenir, qui se réduit. Je n’ai plus peur pour mon présent, qui est heureux. Je n’ai peur que pour vous. Et je veux réparer les torts que ma passivité vous a causés.
Je veux vous léguer ma maison. J’ai la certitude que vous y serez bien si vous décidez d’y vivre, et que sa vente vous aidera substantiellement si vous préférez ne pas la garder.»
Je lui montre. Devant nous, l’image de Halo éclate en mille et un clichés qui se mettent à flotter sous nos yeux.
— Tu les as comprimées, tes photos, pour qu’elles soient floues comme ça ?
— Non, elles ont toujours été ainsi.
— Et elles représentent quelque chose ?
— Bien sûr.
— Toutes ?
— Toutes.
— Même celle-là ?
Celle-là, je raconte, c’est le reflet de mon propre flash dans le miroir derrière lequel mon ami Jamel c’était caché après avoir totalement raté un maquillage pour un shooting. Il refusait qu’on prenne son visage en photo, alors j’ai immortalisé son refus.
Et celle-ci, c’est la flamme d’une bougie parfumée dont je détestais l’odeur, mais qui était notre seule source de lumière, à Pêche et à moi, cette fois où il y a eu une coupure d’électricité alors que je lui rendais visite.
Cette autre, c’est le rayon de soleil sur l’oreiller de Piotr le matin où il m’a fait son coming out. Je me rappelle qu’on a fini par pleurer de joie sur nos épaules respectives : lui, tellement soulagé de ne plus garder son identité secrète, et moi, si heureuse de ne plus être l’unique personne trans de notre petit groupe.
Encore ici, plus nette que les autres, c’est la première photo que j’ai prise avec mon nouvel appareil, acheté avec l’argent de mon premier salaire.
Juste à côté, l’ombre d’une main sur le visage de Pêche les yeux plissés, cherchant à apercevoir dans la foule la silhouette de sa copine de l’époque, Janine, qu’elle tenait à tout prix à me présenter.
Et puis la forme ronde d’une pleine lune lors d’une soirée de camping, le miroitement d’un feu tricolore dans une flaque d’eau la nuit alors que nous attendions le bus pour aller à une expo, l’anneau lumineux au-dessus de ma tête dans le cabinet du dentiste qui a retiré mes bagues, les dix-sept bougies sur le gâteau anniversaire de mon petit frère la première fois que j’ai pu le lui souhaiter en tant que sa grande-sœur, la texture pailletée de cette carte de vœux ultra kitch offerte par ma mère le jour de ma remise de diplôme, le néon d’une enseigne par la fenêtre d’un de mes amours passés…
Je déploie un à un ses souvenirs anecdotiques et néanmoins tellement importants. La photo a toujours été ma manière de me connecter avec les autres. Je peux parler d’objectif, de mise au point, d’exposition. Je raconte de quelle façon je capte la vérité d’un instant par son éclat.
Ce qui m’a marquéé le plus, c’est la conclusion, celle qui m’encourage à venir : « J’aimerais tant vous revoir. Ma porte sera, dès à présent et pour toujours, ouverte pour vous. Nous devrons nous croiser pour signer les papiers de donation auprès de la notaire, mais j’espère que vous accepterez de rester un peu plus longtemps. Je vous cuisinerai ces biscuits à la cannelle, ceux que vous aimiez tant. Les aimez-vous encore ?
Affectueusement
Votre mamie Abigaïl »
Elle avait glissé dans l’enveloppe une image d’elle, assise dans sa cuisine, traçant un arc de cercle sur un plan de travail enfariné. L’image était floue, mais de telle manière que ça lui donnait un certain grain, une personnalité. Il y avait quelque chose d’un peu vintage, d’un peu vrai, comme s’il avait s’agit d’un cliché vieux de plusieurs années, une photo que j’aurais pu prendre, s’il n’y avait eu la légende pour me détromper. Je reconnaissais tout. La femme et le décor dans lequel j’avais envie de plonger.
Là où la lettre était formelle, la photo livrait l’intimité. Je la trouvais presque gourmande. Derrière le visage souriant de ma grand-mère, je devinais la porte ouverte du four à bois, une antiquité qui n’avait pas servi depuis l’installation, dans les années 90, d’un modèle électrique bien plus simple d’utilisation. Quelqu’un, et je doutais qu’il s’agisse de mon aïeule, avait décidé de le rallumer, et j’avais beau être à plusieurs kilomètres, j’avais déjà presque l’impression de sentir la chaleur de l’âtre, l’odeur d’un pain qui cuit.
Je raconte et la soirée passe sans effort, je n’ai pas à trouver des façons « normales » d’entretenir une conversation. Vivi accepte mes moyens détournés. Nous parlons photographie. Elle commente, répète combien elle est contente de m’avoir rencontrée. Doucement elle se rapproche. Elle répond, partage une anecdote sur sa vie en échange d’une sur la mienne. Nous racontons nos joies, abordons aussi des sujets plus sombres. Je devine, je le savais déjà en partie, que son histoire est parsemée d’autant d’expériences désastreuses que la mienne. Sur internet, nous avions eu d’autres longues conversations sur les difficultés que nous rencontrons chaque jour, en tant que personnes queers et neuroAtypiques. Nous partageons notre pesant de vécus traumatiques, d’échecs de relation, d’exclusion, de déboires avec les organismes officiels. Du plus grave jusqu’au plus tristement commun.
Je me sens bien avec elle. J’ai l’impression de pouvoir lui parler de tout, et qu’elle me comprendra. Avec elle, et puisque nous sommes ensemble, nos problèmes ne semblent plus si insurmontables. Ou du moins : il nous est permis de les oublier le temps d’une soirée. Je m’emballe peut-être, c’est la première fois que nous nous voyons. Mais c’est elle la première qui me dit :
— J’ai envie de toi.
J’étais forcéé de venir. Le cœur gonflé d’espoirs et d’inquiétudes.
Et si tout cela n’était qu’une méchante blague ?
Je reste un moment devant la porte sans oser sonner. À me rappeler des souvenirs depuis si longtemps enfouis. Je n’aurais jamais cru revenir.
Devant l’entrée, il y a deux pots de géraniums, et j’ai vraiment l’impression d’avoir remonté le temps. La dernière fois que je suis venuu, elle n’avait déjà plus la force d’entretenir ses fleurs. Quant à la rue autour, elle a elle aussi retrouvé une activité que je ne lui avais pas connue depuis ma petite enfance.
Je crois rêver, et cela m’aide un peu pour tendre mon doigt jusqu’à l’interphone.
Et puis j’attends.
De longues secondes qui me semblent interminables.
Mon cœur s’emballe.
J’ai envie d’elle aussi. J’ai peur d’aller trop vite. Mon rapport à ma propre sexualité est… entaché. J’ai en tête toute une imagerie dégradante créée par une industrie vidéo ludique incapable de représenter le sexe tel qu’il est. J’ai toujours du mal à accepter mes désirs, à les exprimer. J’attends. C’est plus facile quand les initiatives viennent de l’autre. Ce soir, je suis comblée : Vivi sait ce qu’elle veut, et j’aime la détermination avec laquelle elle déplace mes mains, l’enthousiasme avec lequel elle donne un rythme à nos ébats, la voix hachée avec laquelle elle manifeste son envie d’aller plus loin.
J’aime que nous prenions du temps pour nous parler, à chaque étape, alors que nous cherchons notre souffle, ses doigts s’emmêlent dans les miens.
— Est-ce que ça va ?
— Grave !
Autour de nos corps nus, les couvertures sont dispersées, ont déplacé le rideau à l’entrée de mon nid de sorte qu’arrive sur nos ventres l’éclairage du salon que nous avions oublié d’éteindre.
Elle me regarde, laisse courir sa main le long de ma jambe.
Quand elle apparait enfin, je suis presque surpriss de la trouver si peu changée. Elle est juste à peine plus voutée, les deux mains posées sur son déambulateur. Mais elle porte toujours ce type de vêtement fleuri et coloré qu’elle affectionnait tant, et c’est avec la même voix chaude et timide à la fois qu’elle me salue, sans me reconnaitre tout de suite.
— Bonjour jeunesse, que puis-je faire pour vous ?
Je reste un instant incapable de parler, à simplement la regarder, espérant faire durer cette rencontre dont je crains encore qu’elle s’achève par une déconvenue.
— Mamie ?
Nous parlons de nos expériences.
Nous en profitons pour débriefer nos ébats, dire ce que nous avons aimé chez l’autre, ce que nous voudrions essayer la prochaine fois.
J’aime qu’il y ait une prochaine fois.
Ce soir… ce soir n’était qu’un début. Un début dont je savoure chaque moment, y compris quand nous émergeons de notre cocon et nous bousculons en riant pour savoir qui ira la première aux toilettes (c’est elle).
Vivi retrouve naturellement le chemin de ma chambre après un passage éclair à la salle de bain, et alors que je la rejoins, j’immortalise les contours incertains de son corps à travers le paravent. Cliché que je lui envoie avec la mention « mon nouveau fantôme préféré » accompagné d’un emoji cœur.
J’éteins les lumières avant de me faufiler auprès d’elle, posant un bisou sur sa tempe tandis qu’elle se pelotonne contre moi.
— Bonne nuit.
— T’es adorable.
Elle bégaie mon nom, se reprenant tout de suite quand elle commence par la mauvaise syllabe.
— Bé… Esmé !
Il y a deux larmes qui perlent à chacun de ses yeux, en miroir de celles qui coulent déjà le long de mes propres joues.
Je ne sais pas quoi dire, alors je la prends dans mes bras.
— Je suis désolée. Si tu savais comme je suis désolée.
Sa voix n’est qu’un souffle, mais il répare mes blessures. Bien plus que je ne l’aurais cru possible.
Je dis :
— Ne me vouvoie plus jamais.
Et c’est ainsi que je lui pardonne.
Au matin, je me réveille avec son visage penché au-dessus du mien. Elle est manifestement réveillée depuis un moment, elle a écarté les couvertures qui ferment l’accès à ma chambre et ouvert les fenêtres. C’est un courant d’air froid sur mon épaule qui me fait émerger du sommeil.
— On mange quoi ? elle me demande.
— Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? J’ai des céréales ou des biscuits, sinon j’peux faire un tour à la boulangerie, y’en a une très bien pas loin.
— Oh non, pitié : les céréales, ça fera ! Je dois filer dans moins d’une demi-heure et j’ai bien l’intention de m’occuper de toi dans l’intervalle !
Je ris, la taquine :
— Mais t’es jamais rassasiée ?
— Toi, t’as pas idée depuis combien de temps je ne m’étais pas impliquée avec quelqu’un, de manière intime j’veux dire.
— Arf, j’connais.
— Non j’veux dire : j’allais pas bien. J’ai détruit toutes les relations que j’avais. En vrai, je préfère te le dire : je finis toujours par faire du mal aux gens autour de moi.
— Mais non, t’es quelqu’un de très chouette. J’ai passé une super soirée avec toi hier. Vraiment je suis contente de t’avoir rencontrée. Ne te diminue pas !
Elle me sourit, pose un baiser sur ma tempe avant d’ajouter :
— Tu ne me connais pas.
Assise sur un des fauteuils de son salon, une personne d’une quarantaine d’années est en train de boire son thé. Elle me salue de la main.
— Alors c’est toi Esmé ? Abigaïl m’a beaucoup parlé de toi. Moi, c’est Claire.
— Ce qu’elle veut dire, complète ma grand-mère, c’est que c’est grâce à elle si j’ai pu t’écrire.
— Oh, tu sais…
— Si, si. C’est incroyable ce que tu as fait ici. N’en doute pas.
— Qu’est-ce qu’elle a fait ?
— Des gâteaux.
La main de ma grand-mère balaye l’air, comme agacée par la pudeur de sa nouvelle amie. Mais Claire n’est pas modeste, elle oriente seulement la conversation pour la rendre plus légère. Elle peut parler pendant des heures de ses expérimentations culinaires, et à mesure qu’elle nous expose ses fiertés et ses échecs, la gêne des retrouvailles entre mamie et moi se dissipe.
Claire me raconte tout, la fois où Abigaïl lui a révélé qu’elle vivait dans l’ancienne boulangerie communale, comment, par la même occasion, elle a appris l’existence du livre de recette conservé par ma famille depuis des générations. Et puis la suite : comment elle en est venue à rallumer le vieux four, comment elle s’efforce de déchiffrer l’écriture de mon ancêtre pour ressusciter les friandises d’antan, comment l’accord s’est formalisé entre ma grand-mère et elle. Et en creux de son histoire, je devine la place qu’elle tient dans le village, les engagements qu’elle ne dit pas, la manière dont ce ne sont pas uniquement des pâtisseries qu’elle fait revivre.
Quand elle prend congé, je me sens légère. Comme si cette maison n’avait jamais cessé d’être « chez moi », comme si Claire et moi étions des amies de longue date. Ma grand-mère et moi, on la regarde avec regret franchir le seuil de la porte.
Mamie me souffle :
— Tu sais, c’est elle qui m’a aidée à écrire la lettre. Avec un vocabulaire, comment vous dites ? Épicène ? C’était bien comme ça qu’il fallait faire ?
Nous nous voyons une deuxième fois, quelques jours plus tard. Nous nous donnons rendez-vous dans la colloc’ d’unn de ses amiis, Taylor, qui s’est portéé volontaire cette semaine pour héberger la rencontre de ce groupe queer local auquel Vivi veut m’introduire : l’amicale bancale de Calais (ABC, pour les intimes). Une réunion informelle un samedi après-midi sur deux autour d’une partie de jeu vidéo, d’une balade dans un parc ou d’une discussion en terrasse si le temps s’y prête.
Il y a un moment que je n’avais pas parlé à autant de personnes à la fois. J’en avais besoin.
Vivi me flatte en me présentant comme si j’étais photographe professionnelle.
Je suis naïve, peut-être, pourtant j’ai l’impression que ma vie prend enfin, après des années de galère, un tournant favorable. Comme si, ayant achevé de comprendre comment je fonctionne, je trouvais enfin le chemin de la stabilité. Comme s’il y avait enfin sous mes pieds un socle solide à partir duquel construire de nouvelles choses, faire de belles rencontres.
En vérité, Claire a fait bien plus qu’aider à la rédaction de la lettre, elle fait partie des gens qui lui ont permis d’envisager de l’écrire. C’est ce que j’apprends quelques jours plus tard auprès d’un des villageoiss, venu acheter un paquet de gâteaux.
— J’ai connu Claire il y a dix ans, sur un forum. On était plusieurs dans une extrême lassitude, à se lamenter d’être incapable de rien faire, car trop disséminées sur toute la France. Et c’est à ce moment-là qu’on a entendu parler de plusieurs terrains, maisons et appartements à saisir pour un euro symbolique dans un village paumé où personne ne voulait venir habiter. À l’époque, il n’y avait rien d’autre ici qu’une population vieillissante et une volonté du nouveau maire de mettre un peu de sang neuf. C’était l’occasion ou jamais. Totalement improbable, et surement plus risqué qu’il n’y paraissait, mais une offre comme celle-ci ne se représenterait pas deux fois. On était quarante, toustes à la marge, avec différents bagages et origines. Avec la certitude qu’aucun des groupes auxquels nous avions jusque-là tenté d’appartenir n’avait fonctionné, et qu’il nous fallait essayer autre chose. On a écrit une charte de bonne conduite entre nous, et puis nous l’avons signée en même temps que nos contrats de propriété.
— Une charte ?
— Très courte en vérité : elle ne fait que trois mots. Nous n’avions pas le temps de l’élaborer davantage. Et de toute façon, ce ne sont pas des règles que nous voulions. Plus une direction à partir de laquelle construire une vie qui vaille la peine.
Je n’ai aucune nouvelle de Vivi. C’est uniquement par Taylor que je sais qu’elle ne va pas bien.
J’ai essayé de lui envoyer quelques messages, mais au bout du troisième sans réponse, je suis arrivée à la conclusion qu’elle devait avoir besoin de calme. Je me contente donc d’attendre, en profite pour voir d’autres gens, discuter sur le groupe de conversation de l’ABC.
Ce n’est qu’une semaine plus tard qu’elle me propose de la rejoindre chez Taylor où elle a prévu de passer la soirée.
Quand j’arrive, elles ont déjà commencé à fumer, et elles n’en sont manifestement plus à leur premier verre. Moi, je me réjouis trop d’être là pour m’en formaliser.
Je ne sais pas dire quand précisément se déclenche la crise.
Je sais seulement qu’à un moment au cours de cette soirée, nous avons cessé d’être « Claire et Taylor » pour devenir… autre chose ? Une menace. Nous sommes des tortionnaires, des bourreaux, des monstres venus finir le travail de son violeur de père.
Taylor, qui connait Vivi mieux que moi, arrive à se rapprocher un peu. Mais il n’y a absolument rien que je puisse faire.
Vivi ne me voit plus. Je suis au-delà de sa réalité et un gouffre immense s’ouvre sous mes pieds. La menace contre laquelle Vivi se défend m’est invisible. C’est le fantôme de son père, ou bien la façon dont son corps l’avertit d’un danger, celui de l’alcool qu’elle a trop bu, celui d’avoir une nouvelle personne dans sa vie à qui choisir ou non d’accorder sa confiance, celui de se montrer soudain trop vulnérable… qui sait ?
Il faudrait pouvoir le lui demander. Mais elle n’écoute plus rien.
Elle hurle.
Les trois mots en question, c’est sur le fronton de l’hôtel de ville que je les lis la première fois, quelques jours plus tard, alors que ma grand-mère me fait visiter : Écoute, consentement, discorde.
Le bâtiment parait énorme en comparaison du nombre actuel d’habitantts. Il était d’ailleurs en grande partie inutilisé jusqu’à ce que la nouvelle municipalité alloue les salles aux associations culturelles et militantes diverses qui se sont montées dans la région depuis l’arrivée de Claire et des autres.
Silence radio pendant trois jours.
Une fois de plus, c’est Taylor qui m’informe, mais al-même ne sait pas grand-chose. Apparemment, Vivi aurait hésité à aller aux urgences psychiatriques, mais y aurait renoncé. Elle prétend aller mieux, Taylor la croit. Moi ? Je ne sais pas.
J’ai peur.
Je me rassure en voyant apparaitre un selfie dans ma timeline : Vivi souriante. Je m’autorise à respirer. Rien qu’une seconde.
Je demande : « Tu vas mieux ? »
Pas de réponse.
Je vois Claire.
Beaucoup.
Je pensais être revenuu pour ma mamie Abigail mais c’est pour Claire que je reste.
Tous les jours, elle vient réinvestir l’immense cuisine. Tous les matins, elle arrive aux aurores, allume le petit poste de radio tandis qu’elle se met au travail. Je la retrouve plus tard, quand les odeurs de sucre me chatouillent les narines jusque dans ma nouvelle chambre un étage au-dessus. Irrésistible.
Je ne sais pas comment elle fait, mais moi qui suis d’un naturel timide, j’ai pris très vite l’habitude de venir gouter ses créations, dont certaines fonctionnent chez moi comme de véritables madeleines de Proust.
Je croque, et ma langue entière se délie, j’ai envie de tout raconter, et Claire m’écoute comme si rien d’autre ne comptait, comme si c’était véritablement pour moi, pour le plaisir de m’entendre, qu’elle enfilait chaque jour son tablier. Avec elle, j’ai l’impression de pouvoir être qui je veux, aussi bizarre que je veux.
Je suis au village depuis un mois à présent, sans avoir de plan précis en tête, et cependant incapable de revenir à ma vie d’avant, comme si j’avais retrouvé quelque chose que je n’avais même plus conscience d’avoir perdu. Un peu d’innocence, un peu de calme, un peu de vision pour l’avenir.
Ici, et cela ne m’était pas arrivée depuis une éternité, je peux me poser pour réfléchir à des projets qui vont plus loin que ma propre survie à court terme.
Lundi matin. Je m’inquiète du silence de Vivi. Elle n’est pas stable et refuse qu’on l’aide. Elle ne fait plus confiance à personne. À moi moins encore qu’aux autres, je la connais depuis si peu de temps.
À un certain niveau, j’ai conscience de n’être déjà plus rien pour elle.
Je devrais m’éloigner. Mais je ne peux pas l’ignorer quand elle poste un message qui me fait craindre qu’elle tente de se suicider.
« Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ? » je demande.
Sa réponse commence par des excuses, que je prends pour de l’autodénigrement, encore. Elle dit que c’est de sa faute, qu’il lui arrive de confondre les évènements et les visages. Elle évoque des choses que je lui ai dites et qui l’ont trigger : je l’ai complimentée en disant qu’elle comptait pour moi, que je m’inquiétais pour elle… or ce sont ces mots-là que son père utilisait avant de…
Elle dit que ce n’est pas moi, le problème, mais qu’elle préfère qu’on ne se voie plus.
Mais Vivi ne fait pas que rompre avec moi, elle rompt aussi avec le réel, progressivement.
Elle continue en disant qu’elle m’a confondue, juste un instant, avec son père : parce qu’il était grand et fort, avec une calvitie élargissant son front. Cela ne correspond pas du tout à ma description physique, moi qui suis plutôt petite, et qui suis très fière de ma chevelure fournie.
Il y a un twist, un moment où ses idées délirantes prennent le dessus. Elle m’accuse de l’avoir trainée dans une cave, de l’avoir séquestrée dans un espace réduit où elle ne pouvait pas respirer. Elle dit qu’il était trop tard, qu’elle était fatiguée, que ce n’est pas juste. Et puis elle évoque ce cliché flou que j’ai pris d’elle à travers le paravent. Elle conclut « on ne prend pas une femme nue en photo sans lui demander d’abord. Je pense que tu devrais arrêter ton comportement de violeuse.»
Les jours où je n’ai rien à dire, c’est Claire qui parle, toujours un peu des mêmes choses, toujours un peu différemment.
— Tu sais que c’est grâce à ta grand-mère que je me suis lancée dans la pâtisserie ? Je n’avais jamais approché la moindre cuisinière auparavant. J’étais du genre micro-ondes et plaque électrique pour les pâtes et l’riz. Mais j’avais… tu connais cette fatigue, là ? Quand, à maintes reprises, tes tentatives de créer des liens avec les gens ont échoué, et que tu commences à perdre espoir de nouer des relations saines ?
J’acquiesce. Bien sûr, je connais cela. Hélas… je connais cela…
— Tu sais, je suis persuadée que la discorde fait partie de la vie. Non seulement parce qu’elle est inévitable, mais parce qu’elle est précieuse. Ce serait tellement triste, un monde où nous serions toustes d’accord les unns avec les autres. Chaque fois que j’ai grandi, ça a été dans la confrontation avec des idées différentes des miennes, avec des personnes qui n’étaient pas moi. Évidemment, c’est plaisant d’avoir quelques amiis sur la même longueur d’onde que nous. Y’ a un bonheur tout particulier à entendre quelqu’unn exprimer exactement ta pensée, à toi. Ce soulagement, là, quand tu t’exclame « mais tellement ! » parce que tu n’aurais pas changé une virgule. Reste qu’une vie entière de ce régime serait assez pauvre, en définitive.
Je n’ai pas le temps de me demander quoi répondre. Elle m’a déjà bloquée.
Dans les minutes qui suivent, je reçois un SMS de Pêche. « euh… j’viens de recevoir un MP d’une meuf que je ne connais pas qui dit qu’elle me bloque parce que tu es mon amie. Ça va ? Tu veux que je passe te voir ? ».
Je ne pense plus. J’attends Pêche. Je ne remarque pas tout de suite la notification sur le groupe de l’ABC. Vivi vient de partager publiquement le dernier message qu’elle m’a envoyé. Elle l’introduit en disant « Je vous ai présenté une personne alors j’estime de ma responsabilité de vous donner des avertissements à son sujet. » Elle écrit aussi que « je me décris comme autiste et handicapée » comme si c’était un mensonge, une étiquette que je me colle dans l’unique but d’amadouer mes futures victimes.
Et puis elle quitte le groupe.
— Alors tu vois : j’aime les désaccords. Seulement… disons que je les aime en théorie. C’est dur de… c’est dur d’accepter le conflit quand, de ton expérience, toutes les interventions qui commencent par « je ne suis pas d’accord » enchainent avec « c’est super problématique » et terminent en t’envoyant au diable.
Il y a une tristesse dans son regard, juste là, l’espace d’un instant, alors que de vieux souvenirs lui reviennent surement en mémoire. Et puis elle se ressaisit, m’adresse un sourire avant de poursuivre.
— J’avais tenté d’analyser tout cela. Je me disais que la marque d’une société fonctionnelle, c’est la discorde. Est-ce que les membres d’une communauté ont la possibilité d’exprimer leurs désaccords sur un pied d’égalité ? Si oui, je veux en être. Sinon… qu’est-ce qu’il manque ?
— Écoute, consentement… discorde ?
La devise sur l’hôtel de ville.
— Tu retiens bien ta leçon je vois ! Mais oui, c’est ça. Quand je suis venue m’installer ici, on était plusieurs à nourrir la même réflexion. On pensait, et on pense toujours d’ailleurs, que pour permettre la discorde, il faut établir un climat de confiance qui la rende possible. Il faut d’abord s’écouter, c’est-à-dire faire l’effort actif d’apprendre à connaitre la sensibilité des gens qui nous entourent. Ensuite, il faut se respecter, s’assurer de véritablement prendre en compte les informations que l’on a réunies. Penser au consentement tu vois, mais pas dans sa version binaire où tout ce qui n’est pas un oui enthousiaste et performatif est un non. Un consentement complexe, fait des nuances de « peut-être » qui ne peuvent être appréhendées que s’il y a une véritable écoute préalable. Les féministes aiment faire du « consentement éclairé » l’alpha et l’omega de la lutte contre le patriarcat. Mais se faisant, puisqu’elles oublient à la fois ses prérequis (l’écoute) et sa visée (la discorde), elles le dénaturent complètement. Le consentement ce n’est rien d’autre que de la communication. Ça se fait à deux. Et quand on l’a compris, alors seulement, on peut fonctionner à plusieurs au sein d’une multiplicité où chacunn est différent. Alors seulement, on peut dire « je ne suis pas d’accord » sans que cela vire au drame.
Je n’arrive pas à m’énerver. Je n’arrive pas à penser. J’ai juste envie d’arracher chaque strate de mon être jusqu’à disparaitre totalement.
Je me repasse le film de chaque moment passé avec Vivi à la recherche de ce que j’ai fait de mal.
Sous mon crâne, je perçois la voix de Halo qui tente de me rassurer, de me dire qu’il sera toujours là pour moi. Mais ses paroles sont étouffées par les reproches de Vivi qui tournent en boucle.
Je n’arrive pas à comprendre. Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi ?
Alors je hurle.
Sur le groupe Facebook de l’ABC, un message officiel a été posté disant qu’un membre est impliqué dans une affaire de viol, et que tout serait fait pour que la parole de la victime soit entendue.
Il faut toujours écouter les victimes.
Toujours.
Toujours.
J’ai mal.
— Sauf que cela, c’était la théorie. Quant à la mise en pratique… ça ne marchait pas vraiment. Ou pas comme j’aurais voulu. J’étais sur la défensive, tout le temps. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à accorder ma confiance.
— On ne dirait pas pourtant.
— Ouais… je suis assez à l’aise pour parler de pâtisserie. Mais c’est facile de bien s’entendre quand on n’a pas eu à gérer le moindre conflit, même mineur.
Elle repose le saladier qu’elle avait à la main, son doigt trace le contour du récipient d’un air distrait, attrapant une gouttelette de pâte crue restée accrochée au verre.
— Toi par exemple, je t’aime beaucoup. Mais je peux pas savoir comment tu réagis face aux disputes. Je sais même pas comment moi, je réagirai. J’ai toujours l’impression de manquer de pratique.
C’est Pêche qui me défend. Qui parle de la transmisogynie qui transparait. Qu’ai-je en commun avec le véritable agresseur, sinon mon genre assigné à la naissance ? Je ne corresponds pas à la description qui est faite de moi, même physiquement, je suis petite avec une grosse tignasse.
Vivi souffre, cela ne fait aucun doute. Et elle mérite d’être écoutée, d’être soutenue.
Mais elle ne souffre pas à cause de moi.
Elle souffre d’une blessure non cicatrisée, d’une plaie béante qui s’est rouverte devant moi comme elle aurait pu se rouvrir devant n’importe qui.
Il faut l’aider.
L’aider à comprendre ce que sa douleur et ses délires essaient de lui dire. L’aider à trouver une solution qui n’implique pas de détruire ma vie, moi qui étais là au mauvais endroit au mauvais moment.
Je suis perdue.
Nous nous sommes perdues.
— Je fais de mon mieux, mais mes vieux fantômes me poursuivent. Je n’en parle pas, mais j’ai toujours l’impression de vivre deux histoires en parallèle : au premier plan, le temps s’écoule normalement, et dans le fond, en flou, il y a cette voix off qui me rappelle d’où je viens, qui trace le contour précis des blessures que je n’arrive pas à dire. Comment on fait pour se confier ? J’aimerais croire que ce qui ne nous tue pas nous rend plus fortts, comme dit l’adage. Mais c’est faux. J’ai une idée plus claire de ce à quoi j’aspire, peut-être bien. C’est tout. Et c’est insuffisant. J’ai surtout trop peur pour m’ouvrir à fond. J’ai acquis tout un tas de mécanismes de défense dont je n’arrive pas à me défaire maintenant que je ne suis plus en danger. Je finis par être sur la défensive tout le temps, et quand je n’y prends pas garde, je justifie mes blocages par des arguments faussement politiques qui m’enferment dans un tunnel dont je ne vois pas le bout. Enfin…
Son doigt quitte le saladier pour rejoindre la commissure de ses lèvres. Il me semble qu’elle est bien plus forte pour se confier qu’elle ne le croit, mais je n’ose pas le lui dire.
— Je n’en voyais pas le bout. Et puis Abigaïl est arrivée chez moi avec une assiette de cookie et m’a demandé d’un air tout timide si j’étais homosexuelle.
Où est-elle donc passée,
Cette personne qui me réconfortait,
Alors que j’étais perdue
Dans les dédales de la cité ?
Où est-elle donc passée,
Cette personne aux yeux clairs,
Qui m’embrassait volontiers ;
Qui commençait à m’aimer ?
Où sont-elles donc passées,
La tendresse qu’on s’échangeait,
Et la musique rythmant cet hier ?
Où est-elle donc passée,
La mémoire éphémère,
De cette affection perdue ?
Elle m’a dans ses souvenirs confondue,
Elle a oublié les moments d’éclats,
Elle a oublié la lueur qui nous guidait
Dans le noir
Elle a disparu
Elle n’est plus
Parce que j’ai disparu
Parce que ne suis plus
Reviens-moi
Reviens-nous
— Le reste n’a pas marché, mais la pâtisserie, c’est ma voie de salut. C’était un monde que je ne connaissais pas, je n’y avais donc associé aucune expérience négative, seulement le plaisir gustatif de faire craquer un biscuit entre ses dents.
C’est à ce moment-là que la conversation reprend son chemin habituel : Claire me parle des recettes qu’elle a retrouvées dans le gros livre familial que ma grand-mère gardait précieusement au-dessus d’une étagère, de celles qu’elle invente pour satisfaire les exigences des villageoiss, entre les régimes véganes des unns et les intolérances alimentaires des autres. Et pourtant, en creux, je devine qu’elle me raconte bien plus que cela.
Elle me dit comment elle a réappris à laisser ma grand-mère la corriger quand elle n’incorporait pas les blancs en neige au reste de la préparation avec suffisamment de délicatesse, à accepter que certaines de ses tentatives culinaires soient des échecs, à foirer une tournée cuite trop longtemps dans un four à bois dont elle maitrisait encore mal la température. Elle me parle en détail de cette passion qui occupe l’essentiel de ses journées et de ses pensées. Elle se dévoile à moi au travers de détails qui n’en sont pas.
La cuisine crée un lien, non seulement entre Claire et moi, mais entre moi et le village tout entier, entre moi et ma famille. Les pâtisseries de Claire, j’ai grandi avec. Elles ont un gout d’autrefois, d’« et si », d’espoir.
Sur Twitter, Ola me demande si je vais bien. De toutes les personnes que j’ai croisées dans mes années lycée, yel est une des rares avec qui j’ai gardé contact. Nous n’étions pourtant pas vraiment amiis à l’époque, mais nous subissions un rejet voisin qui nous a fait nous serrer les coudes pendant toute notre terminale.
Nos vies ont pris des tournures différentes, mais je suis toujours restée fidèle à notre solidarité d’alors, et nous prenons plaisir à nous retrouver une ou deux fois par an. C’est souvent moi qui fais le déplacement, sous le faux prétexte de profiter de ses talents de coiffaire.
Je réponds que non : je ne vais pas bien. Et puisqu’yel me demande pourquoi, je tente de lui expliquer.
Ola a peur, je le sens, elle le dit.
J’ai peur moi aussi. Je ne sais pas ce qu’on me reproche et c’est ça, le plus effrayant. Parce qu’alors il n’existe aucun scénario où mon histoire avec Vivi finit autrement. Alors, je ne sais pas comment envisager mes relations futures. C’est une condamnation éternelle précisément parce que ma culpabilité n’a pas d’objet.
J’ai tellement besoin d’être soutenue.
Je ne le suis pas.
Ola attend quelques heures avant de reprendre la conversation, de décider de ne plus jamais me parler.
C’était mo plus vieill amii et yel ne veut plus me parler.
C’est la première personne à qui je me suis confiée et yel ne veut plus me parler.
Je vis là, dans les effluves du passé : Des odeurs que je connais et qui cependant ne sont pas tout à fait les mêmes. Claire met un point d’honneur à innover.
Tout ici m’attire et me paralyse en même temps. Quand je marche dans les rues, je les reconnais et… je les trouve radicalement autres. Elles sont à la fois fidèles aux quelques joyeux souvenirs d’enfance que j’en avais gardés, et changées. Il y a… quelque chose sur lequel je ne mets pas tout à fait le doigt. C’est peut-être la population et son look plus marginal, les totbag arc-en-ciel à l’épaule des passantts ou la présence d’une bibliothèque anarqueer itinérante. Mais la proportion de cheveux colorés n’est qu’un symptôme de surface. Il y avait la même en ville.
C’est beaucoup plus subtil que cela.
La différence tient de l’indicible. Elle est dans ce que je perçois des intentions d’autrui, dans le silence auquel j’ai enfin droit, le temps que je peux m’accorder parce que je sais qu’il y aura quoi qu’il arrive un toit au-dessus de ma tête.
Et cependant, je comprends Claire quand elle me parle de la peur qui ne la quitte pas et qui la paralyse parfois. De mon côté aussi, il m’arrive de me réveiller en sueur, au milieu de la nuit. Parce que je suis là, dans ce village, à l’endroit précis où j’ai été trahie la toute première fois. Je me constitue une nouvelle famille qui suit les contours de l’ancienne. Ce sont d’autres visages, d’autres personnes. Mais ce sont les mêmes pierres, les mêmes rues et les mêmes odeurs.
C’est la même cuisine, grande, antique. Je connais par cœur la collection de casseroles en cuivre accrochées aux murs, qui semblent avoir été pensées pour nourrir une tablée de douze. J’ai tant de fois admiré les illustrations peintes sur les petits pots en faïence alignés sur les étagères. Vanille, cannelle, gingembre, fleur d’oranger, pistache et autres fruits secs, aromes en tout genre, colorants alimentaires. Je connais le poids de la lourde porte vers la réserve où sont stockés les fruits, la farine, les œufs et les confitures. Je me souviens m’être amusée, enfant, avec les diverses poches à douille.
C’est, surtout, le même livre de recettes rempli de l’écriture patte de mouche de mon arrière-arrière-grand-mère. Il est si vieux que certaines des pages jaunies se détachent, si exploité qu’il est gonflé de tout un tas de notes, post-it et coupures glissées là par plusieurs générations de cuisinières. Claire manipule l’ouvrage, presque un objet de collection, avec une précaution cérémonieuse.
Ce sont les mêmes odeurs qui me saisissent, me replonge dans de vieux souvenirs…
Ce n’est plus moi.
Je ne peux pas gérer ça.
Il fallait que je m’effondre et je me suis effondrée. Seulement, je l’ai fait dans un coin de ma tête. Aux commandes de mon corps, quelqu’un d’autre a pris le relais.
Ce n’est pas Halo, ce n’est pas une entité dont j’avais conscience de l’existence. Mais puisque sa présence est manifeste, nous décidons de le nommer : Camille, al est mon alter et al me protège.
C’est al qui écrit pour moi à mes amiis. Message qui doit paraitre alarmant, puisque nous y parlons de nous à la troisième personne : « Claire a besoin de vous. Voilà ce qu’il s’est passé ». Nous n’avions jamais fait cela avant. Je n’avais jamais switché, jamais conçu Halo autrement que comme un ami imaginaire. Je réalise par la douleur qu’il est peut-être plus. Que nous sommes peut-être plus.
C’est Camille qui parle, c’est Halo qui panse, iels sont moi, et iels ne sont pas moi.
Camille ne laisse pas la place au doute, ne dit pas qu’al ne sait pas. Camille sait. Camille a besoin de savoir pour que nous ne soyons pas tout à fait anéanties.
Nous avons signé les papiers chez le notaire. Un jour, la maison d’Abigaïl me reviendra. En attendant, je peux déjà occuper l’étage que ma grand-mère n’utilise plus, faute de pouvoir y monter. Elle avait peur au début que cette proximité ne me convienne pas. Mais elle me soulage au contraire. Je sais que renouer avec moi n’a pas été gratuit : elle a perdu mon père au passage.
— Ce n’est pas une grande perte, tu sais, ironise-t-elle pour ne pas montrer combien ça l’affecte. Je lui ai dit qu’il pourra toujours revenir le jour où il te présentera des excuses. Il considère que je m’en prends injustement à lui sous l’influence néfaste d’une bande de jeunes délinquantts intéresséés, et il menace de me faire mettre sous tutelle pour démence sénile afin de reprendre le contrôle sur ma vie.
La vérité, c’est qu’il y a dix ans, elle n’aurait matériellement pas pu se passer de lui. L’hôpital est loin, la maison ne valait pas un sou, il lui fallait quelqu’un pour s’occuper d’elle. Et ce quelqu’un, ce ne pouvait être que mon père, à condition qu’elle ne se rebelle pas contre ses dictats.
Aujourd’hui, il y a tout un village pour veiller sur elle. J’ai même vu débarquer l’autre jour une équipe de trois personnes déterminées à m’aider à construire une cloison pour isoler le rez-de-chaussée où vit ma grand-mère de l’escalier qui mène à mon étage. Quant à la maison, sa valeur a décuplé au point que c’est presque un problème : maintenant que l’école n’est plus menacée de fermeture et que les tentatives pour attirer des médecins dans la localité ont porté leurs fruits, le village séduit un public de moins en moins précaire. Cycle typique de gentrification qui nous fait craindre qu’un jour prochain, les premierrs bénéficiaires des changements opérés ici n’aient plus les moyens d’en profiter.
On me l’avait déjà dit, d’un air mi sarcastique mi désepéré : on n’est pas vraiment une meuf trans tant qu’on n’a pas été salie.
J’aurais voulu qu’il y ait plus d’exceptions à cette vision sarcastique. Le pire, c’est qu’à ma manière : j’en suis une. Au moins, je sais de qui émane la plainte. Je ne suis pas forcée de réexaminer la totalité de mes relations passées à la recherche d’une « faute ». Au moins, mon exclusion n’est pas totale. Par message privé, on m’assure croire à mon innocence. Le pavé de Vivi prouve plus son trouble et sa confusion que mes torts. Sans compter qu’elle n’en est pas à sa première fausse accusation. Reste que l’on refuse de m’innocenter publiquement.
Je suis toujours coupable. Officiellement coupable, parce que déclarée telle. Même si je n’ai rien fait. On est renduus au point où la vérité ne compte plus.
On me dit « je sais que tu n’as rien fait. Mais si je te défens, j’ai peur que Vivi le voie et fasse une bêtise. Je sais qu’elle se trompe de cible, et crois-moi la plupart des personnes ici le savent aussi, mais je ne peux pas prendre le risque de la contredire ».
C’est insupportable.
C’est injuste.
J’ai toujours l’impression d’avoir une cible collée sur le dos.
J’ai peur de perdre mes amiis.
J’ai peur de perdre tout.
J’ai mal.
Avec le temps, je commence à trouver mes marques dans les divers dispositifs mis en place par le village. Dès qu’il a été clair que j’allais rester, on m’a demandé qui j’étais, ce que je savais faire, ce que je pensais pouvoir apprendre, ce que surtout, j’aimerais devenir. C’est une question qui s’est souvent posée, dans ma vie. Mais on ne l’avait jamais formulée tout à fait en ces termes.
Ici, il ne s’agissait pas de savoir mon métier, mais « idéalement, mon métier ».
Je n’ai toujours pas la réponse. Mais pour peut-être la première fois, j’ai eu le sentiment que l’on respecterait vraiment les pistes que je choisirai d’explorer. Qu’on me laisserait essayer quelque chose et puis changer d’avis. Qu’on m’autoriserait à faire des erreurs.
Je fais une chose puis une autre, des voisinns m’ont embauchéé pour les aider à repeindre une chambre. Je me sens utile, au moins un temps, et j’avoue que la sensation est agréable.
C’est de ma propre initiative que j’ai fini par quitter l’ABC. En théorie, je suis bienvenue, mais l’on me fait des reproches à chacune de mes interventions. J’ai l’air hostile parce que je ne peux pas pardonner aux admins de ne pas vouloir rétablir la vérité, dont j’ai pourtant besoin, et que je suis en droit de réclamer. Ce n’est pas quelque chose qu’il leur est possible d’entendre, semble-t-il.
Loin du groupe, j’ai un facteur de stress en moins. Une source de tristesse en plus. J’avais des espoirs vis-à-vis de cette « communauté ». Enfin me sentir entourée.
Tu parles !
Je crois que je ne m’en remettrai jamais.
Je me réveille au milieu de la nuit en pensant à Ola dont je n’ai plus jamais eu la moindre nouvelle. La rage me dévore.
Je peux trouver des excuses à Vivi. Je ne dis pas que je lui pardonne, j’ai trop mal pour cela. Mais ce n’est pas de sa faute si elle a des traumas et fait de la déréalisation. Pas de sa faute si les instituts psychiatriques l’ont si souvent violentée qu’elle n’arrive plus à s’y rendre pour tenter d’aller mieux. Pas de sa faute si elle est si mal entourée par des gens qui renforcent ses délires plutôt que de l’aider à dénouer le cœur du problème.
Mais je ne peux pas comprendre Ola. Je ne lui ai jamais rien fait. Nous sommes amiis depuis des années. Yel m’a connue ado, quand mon petit mètre soixante me valait des moqueries de camarades de classe sur mon manque de virilité. C’est yel qui fait ma coloration presque à chaque fois qu’on se retrouve. Comment a-t-yel put me reconnaitre dans cette description d’un homme grand et à demi-chauve ? Comment a-t-yel put ne pas voir ces passages où Vivi elle-même écrit avoir confondu mon image avec une autre ? Comment a-t-yel put ne pas voir combien toute cette affaire transpire la transmisogynie ? Comment a-t-yel put me trahir ? Comment a-t-yel put se montrer incapable de se poser assez de questions pour voir la vérité ?
Et comment ose-t-yel après ça afficher sur Twitter sa façade de sainte ?
Pour le TDOR, yel poste un message de soutien aux « adelphes mortts. ». J’ai envie de lui hurler que c’est yel qui les tue.
— T’as de la chance, tu sais ?
— Moi ?
Claire me regarde d’un air circonspect. Le soir est tombé, et je la raccompagne chez elle après le repas que nous avons pris en compagnie de ma grand-mère.
— D’avoir trouvé ta vocation, le truc qui te fait vibrer.
— Oh !
Dans l’obscurité, je ne peux que deviner ses fossettes se creuser. J’entends son sourire à l’intonation de ma voix.
— Tu veux que j’t’explique ce que je pense de la méritocratie ?
Je soupire, faussement excédée : je connais ses positionnements politiques assez bien pour savoir que je les partage. J’ai conscience que ma valeur en tant que personne ne dépend ni de mes activités ni de mon « utilité ». Rien ne presse. Puisque tous les besoins du village sont satisfaits, il n’est pas nécessaire de mettre un coup d’accélérateur. Sauf que ce n’est pas par devoir que je cherche une occupation plus pérenne pour moi. C’est par envie.
— Ok ok ! Les passions, je sais. Mais la pâtisserie n’est pas ma vocation. C’est mon intérêt spécifique. J’en ai eu d’autres avant, qui m’ont laissé une sensibilité particulière. J’en ai d’autres en parallèle, même s’ils sont moins prononcés et que je n’infodump pas autant. Faut dire que je te vois principalement dans la cuisine d’Abigaïl…
Quand mon désespoir est tel qu’il me fait physiquement mal, c’est Halo qui prend le relais, qui me soigne, qui me guide tandis que je ne suis plus qu’une boule de chagrin à l’intérieur de ma propre tête.
Je veux la justice.
Il n’y a que cela pour que j’aille mieux.
Pêche passe me voir aussi souvent que possible, tout comme Jamel et Piotr. J’ai désassemblé ma chambre pour leur permettre de rester la nuit. Je n’arrivais pas à les imaginer dormir derrière mes paravents.
Les guirlandes trainent en tas, au pied du matelas posé à même le sol.
Pour plaisanter, je dis :
— « Comment ruiner une sexualité en une étape simple »…
— En vrai, me répond Piotr, comment ruiner une vie en une étape.
J’ai hoché la tête, et cela m’a étrangement fait du bien, cette légitimation de ma douleur.
— Tu faisais quoi, avant ?
— De la photo.
— Ah oui ? T’étais photographe.
Elle acquiesce.
Nous marchons ensuite quelques minutes en silence. Je me concentre sur le bruit semi-synchronisé de nos pas sur le pavé.
— Tu me les montreras ?
— Peut-être. C’est compliqué. Y’a des passions qui s’estompent avec le temps. Naturellement. Là, c’est vraiment un intérêt contrarié et…
Elle s’arrête. Je la devance de deux mètres avant de me rendre compte qu’elle ne me suit plus et de me retourner vers elle.
— Je suis désoléé, dis-je. Je voulais pas te mettre mal à l’aise. T’es pas du tout obligée de partager ça avec moi.
— Non, non. En fait, j’étais en train de me dire : tu sais quoi, j’aimerais beaucoup te montrer.
Je rêve d’un monde où pour chaque situation désagréable on prend la peine de se demander ce qui l’a causée. Je sais, bien sûr, pourquoi nous n’en sommes collectivement pas capables : chercher sa part potentielle de responsabilité, ça implique de se remettre en question, ça nous rend vulnérables.
Or la vulnérabilité n’est pas permise.
Pas dans une culture de la domination où d’aucunns peuvent nous faire tout subir sans jamais être mis face à leurs exactions. Pas quand la seule façon que nous avons trouvée de lutter contre le gaslight permanent des puissants est de nous affirmer à notre tour avec la même force, le même degré de certitude.
L’abolition du doute est notre première défense instinctive face à l’oppression systémique. Nous avons si peur de retomber sous la coupe des esprits narcissiques qui ont détruit nos vies que nous ne nous autorisons plus à regarder nos propres biais et erreurs. Nous nous imposons une perfection impossible, et quand nous finissons nécessairement par échouer à l’atteindre, nous jetons l’opprobre sur la première personne qui révèlera nos failles.
Les photos de Claire sont triées dans un disque dur, lui-même rangé dans une boite en carton au côté de son vieux Nikon et d’un rétro-projecteur sur lequel est peinte l’inscription « Halo j’écoute ». Quand elle ouvre le couvercle, quelques confettis s’échappent que Claire prend bien soin de rassembler et de glisser dans une pochette en plastique.
Je reconnais l’expression songeuse sur son visage. J’ai la même quand les odeurs de pâtisseries me rappellent à mon passé. Nos sens sont des petites machines à voyager dans le temps. Mon nez, ses yeux. Comme moi dans la cuisine, l’envie de raconter nait dans le cœur de Claire.
Les mots trouvent un chemin jusqu’à ses lèvres. Elle parle d’une voix si faible que je ne suis même pas sûre que ce soit à moi qu’elle s’adresse.
— J’avais nommé mon projet Halo, ça devait être une projection holographique constituée de tous mes souvenirs, et formée à partir de ma passion. C’était surtout une présence à laquelle je pouvais me raccrocher les jours où j’avais l’impression que personne d’autre ne m’écoutait. Quand j’ai arrêté la photo, Halo est devenu une part de moi, toujours là dans mes pensées pour me souffler les encouragements dont j’ai besoin. Enfin, c’est une longue histoire.
Une longue histoire qu’elle ne dévoile pas davantage. Je ne peux qu’imaginer la personne qu’elle était autrefois en regardant ces doigts épouser les formes de son appareil photo. Elle colle son œil sur la lunette, une main enroulée autour de l’objectif qu’elle étire, l’autre agrippe au boitier, son index en suspension au-dessus du déclencheur.
Mais elle n’appuie pas, même pas pour le geste, les piles étant probablement HS depuis longtemps.
Nous nous défendons de la violence des normes qui nous sont imposées en en créant de nouvelles, opposées, censées rétablir la balance. Mais cela ne marche pas. Cela ne peut pas marcher. Les règles absolues sont toujours violentes. Celles que nous inventons pour nous défendre ne peuvent que se retourner contre nous, tout en étant inefficaces, car les puissantts ne les respectent pas.
Nous devons être plus malinns que cela.
Plus préciss dans notre férocité.
Nous devons apprendre à communiquer : à nous réconcilier avec nos doutes, à admettre que nous ne savons pas, à retrouver la complexité du réel.
« Écoutez les victimes », bien sûr. Mais les écouter pour de vrai, donc en nous autorisant à interroger leur parole : non pour nier leurs souffrances comme le font les agresseurs, mais pour en comprendre la nature.
Je ne veux plus me contenter d’opiner et de réclamer une sentence rapide sans prendre le temps de la réflexion. Punir n’est qu’une façon d’occulter la culpabilité de ne savoir guérir.
Tout doucement, elle repose l’appareil sur ces genoux. Plusieurs fois, sa bouche s’ouvre puis se referme, comme si elle voulait dire quelque chose sans arriver à le formuler.
— Ça te manque, parfois ?
Elle hoche la tête.
— J’ai toujours pensé que je rependrais, un jour. Mais je n’ai pas touché cette boite depuis une éternité. Je ne sais même plus si cela ferait sens, de reprendre aujourd’hui. C’était le journal de ma vie et j’en ai laissé vierge des pages entières, peut-être même les plus importantes de toutes. Il manque la partie où je bâtis, où je me soigne. Celle, du moins, où j’essaie.
Nous finissons par faire ce dont nous accusons les imbuus de privilèges : considérer chaque simple conflit comme un péril mortel contre lequel se liguer. Sous prétexte de se préserver de revivre nos traumas passés, on s’empêche de communiquer dans le présent. Et ce faisant, nous finissons par reproduire à l’échelle de notre communauté fragile les mêmes discriminations que nous voudrions combattre. Nous faisons du callout un outil d’exclusion, une arme qui nous semble efficace parce qu’elle ne permet aucune échappatoire. Or justement parce qu’elle ne permet pas d’échappatoire, elle échoue. Elle profite à qui est disposéé à s’en servir. Elle donne de la force à qui pense comme Ola qu’on ne peut être bons qu’en punissant par son mépris les méchantts présuméés, ou à qui ne sait que rabaisser faute d’avoir appris un autre fonctionnement. D’où vient cette croyance qu’on ne peut se sentir mieux qu’en se prétendant supérieurrs ?
Ce qu’elle aimerait, m’a-t-elle dit plus tard, c’est que quelqu’un prenne le relais. Il semble que cela lui convienne de ne plus être celle qui immortalise les moments, dès lors qu’elle les crée. Comme photographe, elle voyait le monde, mais l’emprisonnait pour son propre usage. Elle n’a jamais envisagé d’exposer ses clichés.
Comme pâtissière, ses productions sont éphémères, elles durent seulement le temps d’être mangée. Mais ce sont les papilles gustatives de tout un village qui profitent de son savoir-faire nouvellement acquis.
Dans l’absolu, ce n’est ni mieux, ni moins bien.
Juste : elle préfère.
Et si je devais aller jusqu’au bout de ma pensée, je crois que ça n’aide même pas les victimes, car leur parole est instrumentalisée pour servir une hiérarchie de privilèges qui ne bouge pas. Les femmes blanches sont écoutées quand elles dénoncent des hommes noirs, car cela sert l’idéologie raciste. Des femmes cis sont écoutées quand elles dénoncent des femmes trans, car cela sert l’idéologique transphobe. Et ce faisant on oublie que la majorité des victimes le sont en raison de l’impunité de leurs oppresseurs, impunité que ni la racialisation ni la transidentité ne procurent. Bien au contraire.
Moi… je pense à ce dernier cliché qu’elle a accepté de prendre, après avoir renoncé à sa première vocation : ma grand-mère, souriante dans sa vieille cuisine, le regard tourné vers l’objectif. Une photographie qui, bien que sans grande ambition, aura au moins parcouru par la poste le chemin jusqu’à moi. Comblant les espaces entre mon aïeule et moi : la distance géographique, le temps passé, l’amertume.
— Ce n’était pas seulement les biscuits, me concède Claire. Je me souviens qu’en premier, avant de me demander mon aide pour renouer avec toi, ta grand-mère m’a présenté ses excuses. Elle m’a dit que mon arrivée avait ravivé sa culpabilité à ton égard, et qu’elle avait d’abord rejeté la faute sur moi par facilité. Elle a dit que la solitude l’aigrissait, et que c’est en m’entendant parler un peu partout de l’importance du dialogue qu’elle a petit à petit changé d’avis. J’ai su ce jour-là que mes paroles comptaient, et ce même au-delà de mon petit cercle d’amiis : elles pouvaient aussi atteindre une vieille octogénaire.
Il y a quelque chose dans les mots, dans les images, dans les traces qu’on laisse.
J’ai envie de documenter la vie au village, garder des souvenirs qui ne s’estomperont pas, qui empliront un album plus gros encore que le livre de recettes de ma famille.
Je rêve d’un monde qui communique. J’ignore comment l’atteindre. Mais je suis sauvée par cette part de moi, par ce Halo qui ne cesse pas de croire.
Mes mains sont gourdes autour de l’appareil que Claire m’a prêté. J’ai racheté un nouveau jeu de batterie et ma propre carte sim, vierge. Ce matin, je me suis levée à l’aube, j’ai descendu les escaliers sur la pointe des pieds, pour ne pas que le craquement d’une planche réveille ma grand-mère.
Et je suis là où la magie de Claire est à l’œuvre.
Elle a déjà sorti la plupart des ingrédients dont elle a besoin, étalés sur le plan de travail. Et puis le livre, énorme, qu’elle ouvre à une page décidée d’avance. Ses yeux parcourent les instructions qui me demeurent inaccessibles. Je ne connais pas l’art de créer des gâteaux, mais je connais l’espace de la cuisine, le mouvement des corps, balai mille fois observé.
À travers la lunette de visée, le monde semble juste un peu différent : les gestes se découpent dans le cadre rassurant et rectangulaire d’une photographie à venir.
Une dernière fois, pour la forme, je demande l’assentiment de Claire.
Et puis mon doigt écrase le déclencheur.
L’écran affiche l’image, une seconde à peine avant de redevenir noir : Claire, les manches retroussées, en train de verser la farine dans un verre doseur. Tout est histoire, pour qui se donne les moyens de la saisir.
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