J’ai regardé tous les morceaux de moi, étalés par terre.
Il y avait des bouts d’une vieille assiette dans laquelle je n’avais pas vraiment eu l’occasion de manger, des éclats d’un miroir brisé qui n’avait jamais su renvoyer les réflexions attendues, les restes mal identifiés de récipients quelconques tous juste bons pour la benne, le tube découpé d’une aiguille ayant permis à une meuf trans de faire sa transition.
Quelqu’un, ou bien était-ce la vie, était venu⋅e pour tout détruire.
Alors je me suis arrêtéé un instant, pour pleurer sur ces reliquats de ce que j’avais été.
J’aurais pu demeurer dans cet état : revendiquer la brisure. Exiger qu’on célèbre ce qui fut et ne pourra plus jamais être. Pas comme avant.
Mais cette fierté là est stérile, elle ne mène qu’à la frustration.
Personne n’aime les tessons de verre. Au mieux, s’ils témoignent de quelque chose, on peut les exposer dans des musées, pour exciter l’imagination des visitaires. Mais ils sont morts alors. Beaux peut-être, si on veut. Mais impossible à saisir. Ils sont tranchants, abrasifs. Et même quand on fait attention, on marche par mégarde sur un éclat trop petit pour être vu, mais assez féroce pour nous faire saigner la plante des pieds. Je le sais. Je me suis moi-même écorché les doigts en ramassant mes propres morceaux.
Il n’y a qu’une seule chose à faire : il faut réparer.
Et tant qu’à faire, profitons en pour donner une forme qui nous convienne davantage.
Être casséé
Entendez-moi : je n’ai rien contre la forme d’origine. Elle est ma matière première.
Mais il me faut pour lui rendre honneur la sublimer un peu.
Je ne regrette ni l’assiette, ni le miroirs, ni les fioles. Je suis en paix avec la Plume que j’étais enfant, puis adolescentt, et encore il y a quelques mois seulement.
Mais puisque ces choses ont été briséés, j’ai choisi de ne pas les reproduire à l’identique.
De devenir autre chose.
Quelque chose de bancal, quelque chose de cassé. Mais quelque chose de vivant. Quelque chose qui me ressemble, qui fasse un avec la manière dont je veux être au monde.
Quelque chose dont je puisse être fièrr.
Un petit coeur.
Qui bat.
Créer, réparer, vivre
Ma fierté, c’est d’être tout ce que je n’étais pas. Il y a une corrélation directe entre « les choses auxquelles j’accorde le plus de valeur aujourd’hui » et « celles qui me faisait défaut hier ». J’attends, des autres et de moi-même, que l’on s’accorde la liberté de parler avec passion de ce qui nous anime, que l’on s’efforce de communiquer sainement et de faire face aux inévitables conflits quand ils se présentent. C’est ce qui compte le plus à mes yeux. Devinez donc comment était la jeune Plume ? Si effacée que même à elle-même elle ne savait pas dire ce qu’elle aimait vraiment, elle identifiait seulement ce qui ne lui convenait pas et, incapable de se faire entendre sur ces points, finissait par fuir. Petite assiette impersonnelle. Vide.
Mais j’écrivais, c’est-à-dire que je créais pour moi-même de nouveaux horizons, de nouvelles formes. Et par ce biais j’ai appris à m’affirmer.
Encore maintenant, alors que j’ai d’autres outils, c’est encore par l’écriture que j’entends tout résoudre quand le reste a échoué. L’existence même de cet article en témoigne.
J’aime la jeune Plume, non pas pour ce qu’elle était intrinsèquement, mais pour les décisions qu’elle a prise, qui l’ont fait devenir moi.
Bien sûr, l’exercice est long. Devenir est l’œuvre de toute une vie. Mais tant que ce statut « en cours » ne me disqualifie pas pour le présent, c’est ok. J’en prends mon parti.
Bien sûr, il y a toujours des coups que je n’ai pas vus venir, qui me réduisent en miette à nouveau.
Bien sûr, même quand je crois que tout va bien, il y a cette faille qui se rouvre au même endroit, là où la brèche est trop grosse pour que j’arrive à la colmater convenablement et durablement.
Bien sûr, quand rien ne va plus, que je ramasse à nouveau les morceaux de mon petit cœur en miettes, du sang qui dégouline de mes paumes là où mes propres éclats m’ont coupéé, je continue à dire que j’en ai marre, d’être casséé.
J’en ai marre, d’être casséé.
Je n’avais pas besoin qu’on me brise pour me reconfigurer. Le verre est une matière liquide, j’aurais pu l’envelopper de chaleur et le remodeler doucement. C’eut été moins douloureux. Le résultat aurait été bien plus solide.
Je déteste chacune des choses qui a contribué à me détruire.
Mais je ne peux pas les effacer.
Je peux seulement soigner. Et je le fais. Je le fais, mais j’ai peur, tout du long, qu’on prête plus d’importance à ce qui se casse qu’à ce que je recolle.
« J’en ai marre, d’être casséé » signifie aussi « j’en ai marre, d’être perçuu comme tell ».
La grande faille, celle qui ne se colmate pas, c’est celle de la solitude. Je le sais bien. Parfois, et c’est peut-être un détail que la fatigue exacerbe, je me sens aussi seule que je l’ai jadis été. Ce qui m’aide, alors, c’est de me sentir aiméé et désiréé, de sentir qu’on me voit pour tout ce que j’ai réussi à devenir, qu’on me tienne par là où je ne bée pas, et que, ainsi maintenue, je puisse remettre de la colle chaude depuis le dedans.
Or parfois : personne ne peut tenir ce rôle. Il se peut que je sois seull, ou que les gens en présence soient trop occupéés ou éreintéés pour m’accorder l’attention dont j’aurais envie.
Et quand cela arrive : Ce n’est pas grave.
J’ai besoin que ce ne soit pas grave.
C’est difficile, oui. Ça n’a l’air de rien quand je me répare, quand toute la tristesse déborde, que j’ai de la colle chaude plein les doigts et des larmes pleins les yeux. Mais j’ai besoin d’en passer par là pour qu’elle ne se transforme pas en quelque chose de pire : il faut que je l’évacue.
Je prends les conseils s’il y en a. Est-ce que l’époxy ça tient mieux ?
Mais s’il n’y a rien de spécial à suggérer, j’aime autant que l’on parle d’autres choses.
Je gère. Je galère mais je gère.
C’est dur parce que je gérer implique de prendre chaque jour la mesure d’à quel point je suis briséé : chaque fissure, chaque défaut dans le verre, chaque relief abrasif doit être étudié et pris en compte. Et c’est fatiguant, et j’en ai marre. Et je le dis.
Mais au bout du compte, je nous crois définis par nos choix bien plus que par les circonstances qui nous ont conduit à avoir des choix à faire.
Je suis casséé, oui.
Mais je suis aussi de plus en plus fortt à me réparer.
Je vais moins bien qu’il y a deux ans, car je me suis pris des nouveaux coups qui ont causé des dégâts dont je découvre au quotidien l’étendu des conséquences à long terme.
Mais je vais aussi mieux qu’il y a deux ans. Y’a tellement de morceaux que j’ai réussi à réassembler mieux, tellement de domaines où je me sens plus confiantt et plus outilléé, tellement d’obstacles qui me paraissaient insurmontables et que j’arrive à franchir aujourd’hui.
Je suis dans cet entre-deux bizarre, où certaines personnes oublient que j’ai été casséé (et le redécouvrent chaque fois qu’iels se piquent à un bout de verre mal recollé), tandis que cela prend trop de place pour d’autres (au point parfois d’effacer le reste).
La vérité, c’est que j’ai choisi de m’entourer de gens avec qui je savais que, peu importe combien de fois et avec quelle intensité on chercherait à nous mettre à terre, je continuerai de grandir. Et nous avons effectivement été mis à terre. Parce que les gens sont transmiso. Et j’ai choisi de rester. Et je ne le regrette pas. Car malgré toutes les blessures, j’ai de fait continué de grandir.
J’ai continué de me forger, toujours plus proche de ce que j’aspire à être.
Je suis plus casséé mais aussi plus grandd que je ne l’étais hier.
Et puisque je l’oublie parfois, quand j’ai trop mal. Et puisque les gens que j’aime l’oublient parfois également, quand iels souffrent trop de me voir souffrir. Je vais le dire ici :
Je ne suis pas qu’un petit cœur cassé. Je suis un petit cœur qui se répare.
Et je continuerai de choisir, tant qu’on m’en laissera la possibilité, de me confronter à la vie plutôt que d’en fuir les risques. Car s’il me faut être définii par quelque chose, je veux que ce soit par ce courage-là.
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