Intro
Elle rit franchement. Elle a bien conscience de se parler à elle-même, de mettre en scène sa propre vie intérieure. Elle en a tellement besoin : comme jeter ses doutes sur un mur blanc, le salir et regarder les nouvelles formes que crée l’encre en coulant.
[Toxoplasma p.172]
En général, une interview de Sabrina Calvo commence ainsi :
Je parle d’un point de vue trans féministe, c’est très important, que les choses soient claires. Parce que mon discours est forcément biaisé et que je voudrais pas faire croire que je sais mieux que vous, ou que je sais mieux que moi-même ou que n’importe qui dans les personnes ici. Je ne fais qu’exprimer mon ressenti sur la question et mon ressenti sur la question il est tout simple : l’identité est un fascisme. L’exigence d’avoir une cohérence de l’identité dans nos sociétés contemporaines est un fascisme. C’est pas de moi, c’est de Kathy Acker, pour ceux et celles qui connaissent. C’est une terreur absolue que de vouloir absolument tout le temps dans l’absolu réunir toutes ces facettes de nous-même et toute cette énergie pour pouvoir être un être cohérent alors que nous sommes profondément des êtres incohérents et paradoxaux.
[Source 1]
Je veux dire la même chose : je n’ai pas la prétention de savoir. Par cet article, je ne veux rien expliquer, je ne crois même pas que ce soit possible. Peu importe la façon dont je le tourne, vouloir calquer à tout prix du rationnel sur une émotion me mène toujours au contre-sens. Je veux simplement dire ce qui, avec toute la subjectivité dont je suis capable, m’a parlé dans les livres de Sabrina Calvo.
Parfois je suis sûre de n’avoir rien compris. Je n’ai pas les références, je n’ai pas lu Malarmé, je ne connais pas Marseille, le Corbusier moins encore, je n’ai vu aucun des films cités dans Toxoplasma. Et cependant, je ne crois pas que cela compte. Il y a des jeux, c’est fun, et entre les lignes, tout résonne en moi. Cela doit suffire. Je crois que rien n’est vrai qui ne soit paradoxal.
J’aimerais avoir un mot pour dire de quel point de vue je parle. Je n’en ai pas. Je suis seulement en décalage, à ne jamais correspondre tout à fait à ce que l’on attend de moi. J’ai seulement conscience d’avoir été mise dans une case et que ça ne va pas. Je suis queer mais cela n’explique pas tout. Encore que… les gens qui veulent de mon amitié en grande majorité le sont aussi, mon jugement en est forcément biaisé : l’arc en ciel est ma famille.
Je n’ai pas la même histoire mais j’ai la même conclusion : L’identité est une imposture, une construction cloisonnante dont je veux m’extraire. Je ne veux être identique à rien, moins encore à l’image attendue. Je veux seulement être moi, avec tout ce que cela implique d’imperfections et de bizarreries, de paradoxes et de vérités.
Je veux parler du point de vue du vivant.
Dans cet article, je parlerais uniquement pour moi, pour mon expérience. Je ne sais pas ce que ça vaut, ce sera peut-être juste gênant, mais je crois que c’est seulement ainsi qu’on avance : en mettant bout à bout les ressentis personnels.
Je vais parler d’Elliot du Néant, de Sous la Colline, de Toxoplasma.
Je vais spoiler en étant persuadée que cela ne gâche rien, parce que je ne développe ni l’intrigue ni les faits, seulement ce que je crois avoir vu de profond derrière ce qui n’était peut-être pas fait pour être sérieux.
Je veux tenter de pointer l’existence involontaire, au delà de ce qui est simplement évident (ou pour donner envie de découvrir ce qui est simplement évident).
Y’a pas besoin de mettre en avant ce qu’on est, l’important c’est de l’être.
Mais de l’être vraiment. C’est-à-dire d’avoir cet acte de présence. Parce que c’est la présence qui change tout, c’est l’acte de vraiment exister. Et c’est depuis ce centre, que j’appelle la source vive, d’expression que tout se fait. Et si la littérature « queer » entre guillemets (ou whatever) existe c’est parce qu’elle est faite par des gens, et elle est faite surtout par des gens qui ne veulent pas dire qu’ils sont queers. C’est juste leur point de vue qui s’exprime, qui irrigue chaque mot et qui irrigue les structures, qui irrigue la manière de voir le réel, et qui réinvente le monde en permanence.
[…]C’est là où se fait la littérature, pour moi. C’est ce moment où elle existe à travers tout, et qu’elle transcende tout, et qu’elle transcende même l’identité, et que l’identité qui irrigue ça donne naissance à quelque chose d’autre qui existe par soi-même et qui permet d’exister, en fait, simplement.
[Source 1]
Je ne parlerais pas des intrigues, sinon pour les résumer :
Elliot du Néant :
Quelque part en Islande, Braken, professeur de dessin démissionnaire qui fuit sa propre existence, est forcé de retourner dans son ancienne école pour retrouver Elliot, disparu dans un coin de sa chambre, dans le Néant qui sépare la pièce du mur. Alors qu’il redécouvre le dessin (et qui il est), il est accompagné d’un morse et d’un macareux.
Sous la Colline :
A Marseille, Colline, archéologue au chômage qui fuit les appels de son psy, décide de retourner au Corbusier pour retrouver des boucles d’oreilles. Alors qu’elle cherche à s’affirmer comme elle est, elle est accompagnée de sa logeuse Flo et des trois enfants du club des castors juniors.
Toxoplasma :
A Montréal, Nikki, détective à chat qui a fuit la France, est déjà enfermée dans la commune de Montréal assiégée et décide de chercher qui a assassiné un raton laveur. Alors qu’elle n’a toujours pas fini de se demander qui elle est, elle est accompagnée par Kim et Mei, deux codeuses et amies.
Il y a un schéma qui se répète, toujours les murs (ceux de la chambre d’Elliot, de l’immeuble du Corbusier, de la commune de Montréal), toujours le besoin de s’en approcher, d’y trouver des interstices.
D’ailleurs il y aune amie à moi qui a dit un truc marrant sur ces trois bouquin-là, Elliot, Colline et Toxoplasma, qui me dit « c’est la trilogie des murs ». Et c’est vrai, c’est que des histoires de murs, de quand on est face à [lui] comment on fait pour passer […] ? Moi j’ai un problème avec les murs.
[Source 2]
Mais chaque livre est différent.
Chaque livre part d’une étape dans un parcours de transition vers le soi. Peut-être pas des étapes universelles mais des étapes que moi, je reconnais.
— Voyez plutôt [Le Néant] comme un au-delà pragmatique. Un endroit où l’on se pose pour vivre une transition. Un entre-deux.
[Elliot p98]
Chaque livre est une projection dans le futur faite avec les angoisses du présent. C’est ce que la science fiction a toujours fait, en vérité, mais ici à une échelle individuelle plutôt que sociétale.
Elliot du Néant :
La tête : quand on cherche un sens, quand on réalise qu’il y a un mur et qu’il nous faudra le traverser, quand intellectuellement on se demande « qui suis-je ? » jusqu’au moment où l’on se promet, même sans réponse claire, de tout faire pour le devenir.
Sous la Colline :
Le ventre : quand on sait vers quoi on tend, ou plus prosaïquement, qu’on sait qu’on tend vers quelque chose, quand on explore l’intérieur même du mur mais que demeure l’angoisse de ne pas y arriver, jusqu’au moment où on trouve comment lâcher prise.
Toxoplasma :
La gorge : quand on assume déjà, à part soi, qui l’on est, mais que demeure toujours le besoin de se dire, d’exister non seulement dans son espace intérieur mais dans le monde réel aussi, de l’autre côté du mur, jusqu’au moment où l’on trouve sa voix.
Pour moi, ce sont des étapes claires, je les vis, et j’ai du mal à voir la « trilogie » (Elliot, Colline, Toxo) autrement que comme une métaphore de ma propre existence, ce en quoi j’ai peut-être tord. Qu’importe.
Pour vous, je ne sais pas. J’ai conscience que dire « je ne suis pas moi » suffit à en perdre beaucoup. C’est pourtant vrai, et j’ignore comment le dire mieux.
Comme me l’a fait remarquer une amie, ce n’est déjà pas clair de comprendre sa propre intériorité, alors percevoir celle d’une autre racontée par le prisme d’une troisième personne, c’est forcément chaotique.
Soit.
Soyons chaotique.
Je vais, je veux, me répandre.
Il m’est facile de passer par Sabrina Calvo. Parce que les images qu’elle utilise, souvent, j’emploie les mêmes. Parce que quand je l’entends parler en conférence, il n’y a pas grand chose qu’elle dit et que je ne pense pas. Sans compter les idées que je n’osais plus émettre, parce qu’il s’était toujours trouvé sur ma route quelqu’un pour les silencier. Alors les entendre proclamées sur scène, être applaudies, cela me fait dire que si, en vérité, j’ai le droit d’être moi-même. Et ça fait du bien. Vous le voyez l’énorme biais ?
La tête
Tout ici est frontière, passage de l’un à l’autre, tension de l’entre deux
[Elliot p.18]
Contexte
J’ai lu Elliot du Néant il y a deux ans, un moment charnière dans ma vie. En quelques mois, je venais de lire tout Damasio, le Déchronologue de Stephan Beauverger, Kalpa impérial d’Angelica Gorodisher, le Bal des Actif. J’avais été assassinée par Parfum d’une mouffette, sans forcément retenir que Calvo l’avait écrite. J’étais de passage à Paris. Je suis allée aux encombrants, pour voir.
Ce soir là, il y avait distribution des deux dernières parutions de la Volte : On est bien seuls dans l’univers, et Le cinquième principe. Les autres sont repartis avec l’un ou l’autre de ces deux livres. Moi non. Mathias Echenay m’a regardé et a sorti Elliot de son sac « Tu as lu ça ? »
Ça ne voulait peut-être rien dire. J’aime à croire que si, je suppose qu’on se raconte les histoires qui nous font plaisir.
Le livre commençait ainsi
Pourquoi suis-je encore ici ? Pourquoi ne suis-je pas parti ? Est-ce que je suis à ce point incapable de prendre une décision concernant ma vie ? Je me déteste […] Je suis encore jeune, la pourriture est réversible, il me suffit d’un appel d’air, prendre le pied et me jeter. Mais je ne peux rien faire. Je veux ma couette, le silence de ces murs. […] Et voilà. J’en suis où ? Je fais quoi ? Il n’y a rien, rien. Rien que le vide, cette sensation de moisi qui m’envahit.
[Elliot p13]
C’était.
Exactement.
Moi.
Je me rappelle avoir pensé « le Néant, j’y suis ». Et j’y étais. J’étais empêtrée dans mon stage de fin d’étude, ça ne marchait pas. J’étais incapable de me lever le matin. Incapable de travailler une fois devant mon écran. Je ne saurais pas dire pourquoi, les raisons officielles : une mauvaise ambiance avec collègues démissionnaires, l’isolement ensuite, le manque de moyens mis à disposition… Mais rien de tout cela suffit. Ce n’était simplement pas moi. Je ne suis pas ingénieure, je fais seulement semblant de l’être, pour avoir un endroit où rentrer le soir et parce que je suis intellectuellement capable de le faire. Je comprends la science et on m’a poussé dans cette voie.
Passé les quelques instants de doute, je me rends compte que toute ma vie semble pétrie de cette incertitude, de ce non-choix. Je n’ai pas de stratégie, aucune carte en main. Je me contente de prendre ce que me donne la pioche, à chaque nouveau tour. Parfois c’est drôle. Parfois triste. C’est souvent déconcertant. Et tout le temps frustrant.
[Elliot p109]
Stade de la tête trop pleine
Elliot c’est la première étape, juste après la rupture, quand on accepte de voir que ça ne va pas, que ça n’a peut-être jamais été, et qu’on ne peut plus prétendre le contraire.
Elliot c’est la tête. C’est là que j’avais mal, moi. Trop de pensés, trop de questions, pas assez de réponses. L’envie de faire taire tout cela, ma tête fracassée contre un mur pour un peu de silence, pitié. Qui suis-je ? Pourquoi cela ne va pas ? Ce n’est un stage. Ça finit dans quelques mois. Pourquoi je n’y arrive pas ?
Je ne me suis jamais laissé le temps d’être moi-même. Après quoi est-ce que je cours ? Pourquoi est-ce que je me pose autant de questions ?
[Elliot p89]
Et puis le glissement, la chute vers le rien. Le premier mur, qu’on essaie de franchir, sans forcément y parvenir, mais qui nous apprend à voir les frontières.
— C’est un trou noir. Tu vas t’approcher de la singularité du point entre le mur et le sol, toujours plus pres, à jamais sur la route extensible de l’infini du point zéro.
[Elliot p160]
Le Néant dont on ne s’échappe pas si facilement, pas à moins d’être changé.
On ne résout pas les paradoxes en évitant de les formuler. […] Oui, c’est un paradoxe, mais un paradoxe est aussi une forme de poésie, je suppose, et c’est bien de cela qu’il s’agit : comment je me suis levé pour devenir poète, moi, celui qui n’a rien entre les mains.
[Elliot p169]
à force d’introspection.
Si tout était répété, les sons créaient malgré tout un appel d’air entre eux, comme des caisses vides qu’il fallait remplir avec soi-même, comblant les trous de nouveaux principes, connus de moi seul, relevant de la sphère intime.
[Elliot p..]
Faire le vide
Et à la sortie, si l’on sort, on est forcément autre.
— Vous avez vécu quelque chose, Bracken. Vous êtes passé en travers de la réalité, en suivant Elliot. Vous avez vu ce qu’il y avait là-bas, et ça vous a changé à jamais.
[Elliot p186]
J’ai changé. Je ne suis plus la même personne qu’avant mon stage. J’ai ouvert les yeux sur des réalités que je ne peux plus occulter. L’ancienne moi, celle qui tentait sans y parvenir de suivre les consignes, est morte. Il m’a fallut pour parler aujourd’hui trouver le moyen de ressusciter.
Je suis né à moi-même dans l’improvisation de cette quête. [Elliot] voulait que je devienne ce que je suis.
[Elliot p295]
Tout cela est effrayant, mais c’est essentiel : se débarrasser de l’enclave mentale, de la personne que l’on prétendait être, sans être dupe pour autant.
Il me saisit la main, tire sur la moufle. Je ne veux pas la retirer. Elle m’a protégée jusque-là. C’est une sécurité, je me sens bien avec des moufles, comme ça, je ne peux pas… Mes moufles, c’est ma vie, mes moufles, c’est moi, elle sont tricotées avec amour, elle me ressemblent tellement, elles…
[…]… m’empêchent de dessiner. Comment dessiner avec des moufles ? C’est impossible, on ne peut pas, ou alors, on devient naïf, on devient débile. On n’a pas le contrôle, le trait ne va pas là où l’on veut. Je porte des moufles parce que j’ai peur de dessiner. Parce que j’ai peur de me confronter à moi-même.
[Elliot p229]
A la sortie, le monde révèle son absurdité, j’ai ressenti cela aussi, voir ce qui auparavant m’était invisible, détricoter le réel.
« J’ai détruit Plouffe. J’ai défait son corps, j’ai tiré sur une ligne de sa main, sans savoir que toutes les lignes qui composent un corps sont liées entre elles. Tout est venu à la suite, sous mes yeux, Plouffe a fondu. Il s’est répandu en couleurs, cette flaque, là, à vos pieds »
[Elliot p257]
Devenir soi, enfin, trouver son regard.
— […] une véritable Maître doit posséder sa propre vision, c’est à ça qu’on le reconnait…
[Elliot p232]
Tout ne peut finir que d’une façon, par une promesse, que je me suis faite, moi aussi.
J’aimerai passer un contrat avec moi : désormais être toujours ce que je suis.
[Elliot p 156]
Le ventre
— On n’était pas au Corbu
— Pas au Corbu ?
— On était à l’envers.
— WTF ?
[Colline p.345]
Contexte
J’ai lu Sous la Colline en dernier, j’ai attendu longtemps pour le lire. Je n’avais pas envie d’être voyeuriste (Ouais, parfois, je suis con), je savais que ce serait personnel, j’avais déjà écouté des interviews.
[Ma mère] qui m’a dit mais elle est très touchante cette petite, et j’ai dit bah, je sais bien, c’est moi…
[Source 1]C’est une surprise pour personne, ‘fin pour ceux qui m’ont lue, un peu, [que] je travaille avec mes rêves, […] avec mes émotions, […] avec mon intimité. Pour moi tout ce que je fais, tous mes bouquins, c’est autobiographique. [Pas] au sens où je raconte ma vie, parce que ma vie elle intéresse personne. Mais par contre ma vie intérieure, ma vie psychique, mon paysage psychique, je trouve ça très beau à partager.
[Source 2]
Ou bien je manquais d’honnêteté. Je savais que ça me parlerais. Je trouve toujours des excuses pour ne pas lire quand c’est trop serré. Et j’ai beau être cis, les ressentis transgenres ont toujours été, depuis que j’ai trouvé où les entendre, ceux qui trouvent le plus d’écho en moi.
Ma rééducation au genre est allé très vite, comme un dernier coup de pied dans une construction que je n’arrivais de toute façon pas à faire tenir debout, et que j’étais soulagée de ne pas avoir à rebâtir une fois de plus.
Je le connais, ce sentiment d’être pogné dans la mauvaise case, de devoir faire les choses à ma manière, de chercher le sens.
— Je ne sais pas quoi te dire, Loulou. Je me suis jamais sentie à l’aise comme garçon. Même si j’ai pas honte de ce que j’aime ou de ce que je fais. Je crois simplement que si je ne vois pas et ne fais pas les choses que je fais du point de vue d’une femme, c’est comme si elles n’existaient pas. Comme si elles n’avaient pas de valeur. Quand je suis vraiment moi, tout s’illumine, tout scintille. J’ai jamais voulu autre chose que ça.
[Colline p228]
Je sais la lourdeur de cette question qui revient toujours, malgré nous : à quoi sert d’avoir une vie si ce n’est pas la nôtre ?
Et la difficulté de dire, de trouver les mots, d’être comprise.
Colline soupire, essaye de trouver les mots une première fois, bute contre sa propre incapacité à expliquer ce qui s’agite en elle depuis toujours, ces remous dans son âme, son inaptitude à donner un sens à ce corps. Non pas l’idée rabâchée d’un esprit de femme dans un corps d’homme – non, plutôt l’idée d’une direction indéfinie, pour découvrir une forme d’équilibre.
[Colline p227]
Puis j’ai passé l’essentiel de ma vie à n’avoir aucun ami, à m’entendre dire que je n’en aurais jamais, pas à moins de faire plus d’efforts, de me contorsionner plus pour rentrer dans les attentes. Et mon roman, d’abord accepté pour publication, puis refusé in fine parce que « cela n’enlève rien à la qualité de votre texte » mais vous, vous personnellement, en tant que personne, celle qui a tenu le stylo, nous n’avons pas envie d’avoir affaire à vous.
Un moment, je connais aussi le rejet.
Ça me parle.
Le stade du ventre noué
Si Elliot est dans la surface des choses, dans l’espace métaphorique qu’est la ligne de démarcation entre l’air et le mur,
Pour moi le Néant c’était réellement ce qui empêchait le soleil de tomber dans la mer, le ciel de tomber dans la mer, c’est la ligne d’horizon quoi, qu’est pas là. Mais dans Elliot elle EST là, elle existe.
[Source 2]
Colline creuse plus en profondeur, à l’intérieur même du mur
Et Colline qui est un bouquin sur le genre c’est à la fois un mécanisme de comment trouver les trous dans un endroit de béton pur qui est vraiment scellé de partout, qui est vraiment un espèce de boite de béton comme ça, où on a l’impression que rien ne peut bouger, et comment un corps qui est en train de changer et qui est en train de s’accepter peut trouver métaphoriquement en fait les intervalles, les trous, les espaces entre les gros blocs, et s’infiltrer dedans et littéralement trouver des mondes à l’intérieur de ces choses là.
[Source 2]
Sous la Colline est un cran plus loin dans le parcours.
C’est là où je suis maintenant, moi. Quand on a accepté de se déconstruire pour se retrouver, quand on s’est promis, intellectuellement promis, de devenir qui l’on est vraiment, et que tout descend se nouer plus bas, quelque part dans les entrailles, parce qu’on a peur de ne pas y arriver.
Plus profondément, en Colline, il y a la curiosité de tout savoir. Il y a plus de trente ans d’érosion, un estomac en vrac […]. Il y a la tristesse d’un renoncement. L’angoisse de ne jamais être tout à fait ce qu’on désire être. Il n’y a pas de courage. Simplement : l’insécurité d’un corps qui ne dit pas son nom, un monde qui n’ose pas se dévoiler. C’est la fin de tout, lovée autour de l’espoir d’un ailleurs.
C’est un mensonge.
Tout au fond de Colline, là où le mensonge se dissout, il y a un secret.
[Colline p14]
Colline, c’est le ventre.
Elle est là ma douleur à présent, quelque part entre le stress de n’être pas encore libérée, l’excitation des rares moments où une échappatoire semble se profiler, la peur de ne jamais y arriver. J’ai une boule dans le bide en permanence. Ça part du nombril et ça irradie partout dans l’abdomen, jusque sous les côtes, ça pulse comme un animal en cage. J’ai l’esprit en paix mais je garde mes entraves, je sais ce que je veux, mais je ne sais pas comment faire, et je ne comprends pas pourquoi tant de bâtons sur la route.
Son ventre rond est un champ de bataille. Elle passe une main dessus, comme pour le protéger contre elle-même, elle le masse. Non. Elle ne doit pas. Elle sait qu’elle est une fin, qu’elle n’est pas fertile, mais est-ce à cela qu’on décide de qui est une femme et de qui ne l’est pas ? Colline a toujours su qu’elle était stérile, depuis qu’elle est en âge de se refléter en elle-même. Rien de ce que le monde lui avait donné ne lui convenait : sa biologie, son rôle social. Peut-être avait-elle choisi très tôt de vivre une vie à laquelle elle n’avait pas le droit, mais qui devait décider de ce qu’on avait le droit de faire ou pas ?
[Colline p108]
Dénouer
Dans les deux romans, ce sont les amis qui permettent d’avancer. Mais dans Elliot, l’amitié n’est pas rendue, pas encore, elle reste accompagnée d’un soupçon de culpabilité, pardon de vous infliger cela, de m’infliger à vous, avec mes doutes et ma mauvaise humeur.
— Je ne sais pas pourquoi je vous ai amenés jusqu’ici, mes amis. Je suis désolé. Je ne pensais qu’à moi. Je voulais tellement mettre un mot sur ce monde, dire à quoi il pouvait rimer, ce que tout cela signifiait, ce rien, cette plage, ces traits. Je voulais trouver une raison de vivre peut-être, en entraînant tout le monde à ma suite. Je suis obsédé par moi-même. Il n’y a que cela qui m’intéresse.
[Elliot p254]
Dans Elliot, le héros devient Maître du Néant, détricote tout autour de lui, parce qu’il le veut.
Colline aussi est tentée par cette fin, mais puisqu’elle se sait vraiment aimée, elle trouve le moyen de ne pas détruire le réel, de se fondre à lui plutôt, dans un corps qui est sien.
Colline réalise soudain : les murs n’ont pas d’importance. Qui t’a aimé réellement depuis le début ? Qui t’a donné la force de continuer, qui a tout accepté de toi, tes colères, ton hypocrisie parfois, ton inconstance. La place que tu t’es choisie ? […] Tu dois simplement admettre cette vérité : si tu n’es pas là pour ceux que tu aimes, tu n’auras jamais existé. […] Tu pourrais être la Maîtresse. Mais Colline, tu te prends pour qui ? Regarde-toi. Regarde ces yeux qui te demandent. Allez putain, Colline. Arrête de déconner.
[Colline p427]
Elle trouve comment aller plus loin, rentrer dans le mur.
— Colline, on va faire quoi ?
— Je dois passer.
— Passer où ?
— Dans les murs.
[Colline p429]
Comment lâcher prise, en somme.
Colline aimerait prendre son élan depuis le point le plus lointain du toit, courir très vite, prendre appui sur la pente et se jeter. Les yeux fermés, prête à être cueillie par la grâce, cette grâce en elle qui lui donne des ailes. Un saut de l’ange dans la ville, disparue dans un reflet sur les vagues de bitume. Instinctivement, elle pense avoir trouvé là, en elle, l’écho du plus ancien des rites à avoir été pratiqué ici. Se donner au monde, se donner à l’invisible.
En chute…
Comme le jour où elle a appris à nager.
[Colline p299]
La gorge
<MeiMei> quand est-ce que tu accepteras de te pogner une pitoune qui soit pas un genre d’artiste complétement tarée ?
[Toxoplasma p.13]
Contexte
Et enfin, Toxoplasma.
Pour moi, c’est devant.
Ça parle déjà d’autre chose. C’est plus frontalement politique (ça l’était avant, tout l’est « à partir du moment où on écrit pour des bourgeois occidentaux »…). C’est plein de phrases qui reviennent, au fil du texte et en interviews, qui frappent sur la connerie d’un monde qui prétend bien aller en s’enrobant dans un plaid nostalgique, comme un promesse de ne jamais avancer : « Le jour où le nazisme sera rentable tous les capitalistes seront nazi », on vit dans un monde où « on chie dans notre eau potable », « C’est bien beau la nanotechnologie mais encore faut-il avoir la sécu », et tout ces gens dont on est pas sûre qu’ils fassent « absolument tout [leur] possible pour bien essayer de fermer [leur] putain de gueule »
Mais au fond, entre les lignes, c’est toujours la même histoire.
La politique ne peut pas faire l’économie des luttes des minorités. J’avais lu une première fois sans y penser, et c’est seulement quand j’ai relu avec le prisme de cet article que tout s’est éclairé.
Tout ça, c’est la même merde.
Nous avons prouvé que nous pouvions dépasser le militantisme Internet et la condescendance envers le système qui les autorise et les contrôle. Cette force, c’est l’énergie de la vie et de la convergence des individus dans un torrent d’existence. Je vous parle de conscience collective, de faire résonner ce que nous vivons en chacun de nous. Cette étincelle. Nous sommes une forêt réveillée par la tornade, tout est lié. Tout ce recycle. Nous avions juste besoin de prendre conscience, nous les arbres endormis que nos racines s’entrelacent sous terre.
[Toxo p259]
Le stade de la gorge fermée
Nikki, dans ses interrogations, ressemble à Colline, ressemble à Elliot, mais un pas devant, plus confiante.
Elle sait aussi que son ego la dépasse, qu’elle ne peut rien faire contre ce qu’elle sent au fond d’elle-même, le signal assourdissant de son développement personnel, de sa prise de confiance en elle à travers une foi qu’elle ne réalise plus. Si on lui nie cette part-là, si on lui retire l’affaire pour la laisser entre les mains de professionnels, elle sait que la dépression reviendra. Elle et ses humeurs et son vide et toutes les questions laissées sans réponse depuis sa fuite.
[Toxo p73]
Les murs à affronter sont un peu différents, ils enserrent un espace plus grand, non plus la chambre d’Elliot, ni l’immeuble du Corbusier, mais la ville de Montréal en entière. Ce sont des murs plus humains, défendus par une milice, des corps qui font obstacle aux fédéraux, pour protéger la commune.
La frontière révèle tout son paradoxe, comme les moufles dans Elliot du Néant, elle est à la fois ce qui protège et ce qui entrave, elle sépare un dehors d’un dedans sans qu’il soit possible de dire de quel côté on est.
Elle nous libère et nous emprisonne en même temps. C’est un système fermé, on croit qu’on se libère, mais on est libérées par nos oppresseurs, qui n’existent pas sans nous. Et nous avons toujours cru que c’était nous contre eux autres. Alors qu’on est ensemble contre le vide.
[Toxo p337]
La commune n’est pas tout à fait une utopie, c’est un rêve, peut-être, mais un rêve quadrillé.
Il n’y a plus d’espace, tous les territoires sont devenus des cartes. Tout est colonisé, nous avons colonisé l’autre, ses émotions, sa pensé. Et maintenant son âme. Tout est devenu artefact.
[Toxo p300]
Depuis le départ, pour les héroïnes, il y a un désir de fin
Recroquevillée dans la douche, l’échine rompue par l’angoisse. Le pommeau entre ses cuisses, là où le chaud remue le chaud, ou tout s’embrase. Ronron de l’eau qui bout, dehors, dedans, et l’émaille blanc où glisse ses doigts. […] Elle rit toute seule dans l’intimité de cette eau vive, se murmurant à elle-même des secrets terribles, des visions d’arbre arrachés, de danse impossible et de feu malsain. Elle comprend qu’elle va devenir folle si elle ne trouve pas un sens à son rythme, un sens à sa démarche. Il faut que quelque chose lâche.
[Toxo p104]
Depuis le début, d’ailleurs, la fin est proche. Mais ce n’est pas un problème
C’était il n’y a pas si longtemps. Ça lui semble déjà une éternité. Comme si elle s’était préparée à ce moment de chute. Comme si, au fond d’elle-même, elle avait toujours attendu ce moment d’être dévorée par le temps, par les évènements. Comme si, par miracle, elle avait chéri depuis toute petite l’idée de la fin du monde.
[Toxo p194]
Toxo c’est la gorge. Quand le bouillonnement du ventre pulse assez haut, jusqu’au torse, jusqu’au cou, jusqu’à dehors. Quand la parole se libère.
Nikki prend conscience d’une douleur dans son ventre. Comme un mouvement étrange, qui remonte dans sa gorge. Non, c’est le contraire. Sa gorge vibre et lui crée des remous.
[…]— Oui, petite fille, tu captes…
— Bon sang de…
Elle vient de comprendre. Elle se précipite dans la petite salle de bains. Devant le miroir, elle se regarde. De sa gorge monte un son. Elle le projette sur le miroir sans bouger les lèvres. Naturellement le miroir lui renvoie ce qu’elle vient de dire.
[Toxo p136-140]
S’ouvrir
La parole alors est la seule issue, peut-être
Il faut maintenant tout ouvrir, ouvrir en grand ton cœur et ton plexus et suivre cette voix venue de nulle part, cette voix que tes ennemis ont voulu dogmatiser puis étouffer. Cette voix qui est tienne, dont tu connais la source : chante, hurle, dis ce que tu es
[Toxo p370]
pour dire ce qui importe, quand il est question de franchissement : non pas le mur, mais sa porosité, celle qui permet d’entrer et de sortir, ou de se lover dans la fluidité.
… je crois que tout ça c’est le seul moyen de s’en sortir si on arrive à passer de l’un à l’autre on peut éviter la catastrophe et survivre et peut-être même qu’il existe un monde entre les deux un endroit comme le coeur d’une vague où tout est silencieux et on peut créer le monde qu’on veut pour être en paix loin de tous les connards qui veulent nous massacrer parce qu’on est différentes ou parce qu’ils veulent contrôler nos corps
[Toxo p360]
Alors je ne sais pas, je projette peut-être trop, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a quelque chose de relativement global dans ce parcours en trois actes :
Elliot du Néant :
Être caché, ne surtout pas se montrer.
Dans mes bouquins, y’en [avait] plein, des [mecs hétéro blancs]… Mes héros étaient principalement… Mes héros étaient des anti-héros, en fait. Les vrais héros étaient des femmes. Mais je ne le voyais pas, elles étaient cachées au second plan. C’était moi-même qui jouais avec moi-même…
[Source 1]
Sous la Colline :
Se revendiquer
[Dans] Sous la Colline y’a une tentative d’exprimer ma sexualité [et] comment intérieurement je nomme les choses de mon corps. Parce que c’est […] vraiment fondamental de savoir toujours de quoi on parle […]. Parce que c’est ce qui créé notre réalité, et c’est ce qui nous permet d’organiser les symboles autour de nous.
[Source 1]
Toxoplasma :
Simplement être
Je crois que cette nécessité de parler de « l’exception », entre guillemets, par rapport à la norme, de façon totalement… normale, c’est la clef de la question en fait.
[Exemple] : J’ai écrit une nouvelle y’a pas longtemps et [le gars] parle de son mari. C’est un mec, il parle de son mari. C’est une ligne. Et j’ai eu une note du correcteur qui me dit « Faute ! Peut-être sa femme ? ». Nan. C’est son mari. Si j’ai écrit mari, c’est son mari.
[Source 1]
Je voudrais parler de la littérature, du point de vue historique, des minorités écrivantes, qui ont d’abord tout fait pour ne pas se trahir, mais qui arrivent peut-être enfin, maintenant, à raconter des histoires qui leurs ressemblent pour les gens, s’il y en a, et il y en a, à qui ça parlera.
Mais je ne peux pas le prouver.
Je peux seulement parler de moi, ma conclusion égocentrique, dire que c’est vers là que je tends : un dernier chapitre en forme de gros doigt
FUCK TOUTE
Sources
Nikki recule, incapable de savoir si la coïncidence sort de l’imagination d’un magicien fou ou si c’est juste une façon qu’à le monde de lui dire d’aller se faire foutre avec son sens commun à la con.
[Toxoplasma p.307]
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Merci de partager ton parcours de lecture entre ces trois livres, si importants pour moi. C’est mystérieux, fluide, poétique et ça résonne d’harmonie avec ma propre interprétation. J’ajoute ma note qui est que si le thème du genre, des passages entre masculin et féminin, du féminisme, est une composante centrale de ce qu’exprime Sabrina, j’y trouve aussi une excavation courageuse de ce qu’est tout simplement l’incarnation : le fait de se retrouver insérée dans un monde de matière différenciée, avec d’autres. Alors qu’on ressent aussi un courant porteur fait d’unité, d’une étrange transcendance et peut-être de solitude… J’espère qu’on se croisera aux Encombrants et qu’on se reconnaîtra. J’ai lu ton exploration du paysage Calvo sans deviner qui tu es. <3
Oui totalement !
(et merci pour le retour, ça fait plaisir ^^)
Pour les encombrants, je ne viens pas souvent (hélas T.T), comme j’habite loin (en tout je suis venue trois fois à ceux de Paris). Par contre, oui, on s’est déjà croisées et (spoiler !) y’a même une photo souvenir glitchée du livre Paris volté où on est côte à côte u.u
Chouette commentaire en effet ! Le mien est plus théorique, mais je suis d’accord avec l’idée que la trilogie des murs parle avant tout de quête de soi (et vu l’usage de la « ligne claire » dans « Elliott du Néant », je trouve l’expression « l’art d’écrire entre les cases » particulièrement bien trouvée).