Un des éternels débats, quand on parle de littérature (ou d’art en général, d’ailleurs) concerne la place à donner aux intentions de l’autaire par rapport à la manière dont l’œuvre est effectivement reçue.
Parfois, on veut insister sur l’importance des intentions, pour ramener l’œuvre à ce qu’elle aurait du être si elle n’avait pas été réappropriée par des fachos : c’est ce qui arrive chaque fois que sort un article pour rappeler que Matrix était sensé être une métaphore de la transidentité, n’en déplaise aux complotistes qui reprennent l’image de « choisir la pilule rouge » pour décrire le moment où iels ont commencé à adhérer à leurs théories haineuses d’incels. Idem pour dire que Dune ou Fight Club sont sensé faire la critique de leurs protagonistes, par leurs éloges.
D’autres fois, on veut mettre en avant la manière dont l’œuvre, une fois exposée, échappe à saon créataire pour revenir à son public qui est libre d’en faire ce qu’il veut. C’est ce qui arrive chaque fois qu’on publie une fan-fiction ou une réécriture pour donner aux actions des personnages une interprétation différente.
Dans les deux cas, l’argument va en fait souvent dans un même sens : « J’ai raison d’aimer cette œuvre » (alors que vraiment : faut boire de l’eau, on a le droit d’aimer des trucs parfaitement merdiques, ça ne nous diminue en rien. Ce qui le ferait, c’est au contraire de refuser de l’admettre. On pourrait avoir des discussions tellement plus intéressantes s’il n’y avait pas tant de crispation sur les goûts des uns et des autres. Embrase your *problematic* selves folks)
En fait, il est bien plus intéressant de considérer qu’une œuvre est le produit de son époque. C’est-à-dire qu’aux intentions conscientes de l’autaire, il faut ajouter les biais inconscients et autres habitudes culturelles. Or, ce sont ces mêmes biais et habitudes culturelles qui conditionnent aussi la réception par le grand public.
Alors l’opposition cesse d’être frontale. Au contraire : intentions et réceptions se répondent, les unes comme les autres permettent de mieux cerner le contexte socio-culturel dans lequel une œuvre est à la fois produite et reçue. C’est en additionnant les différentes interprétations (au lieu de chercher à utiliser les unes pour annihiler les autres), qu’on produit des analyses éclairantes, qui donnent à voir, par la complexité de l’œuvre, la complexité du réel et de nos conceptions de ce dernier.
J’aimerais dans cet article me pencher sur un texte qui peut être (et a été) interprété comme féministe et comme raciste : Le Papier peint jaune, de Charlotte Perkins Gilman.
NB : Il sera donc question de féminisme raciste. Si vous voulez lire mes réflexions sur le féminisme validiste, je vous renvoie notamment vers la partie « prépondérance du féminisme (et du queer) » de mon article sur la santé et le validisme en SF. Si c’est le féminsime queerphobe (et transphobe et transmisogyne en particulier) qui vous intéresse, sachez qu’il s’agit d’un sujet récurrent sur ce blog, vous pouvez explorer les articles tagués « normativités queer. »
Double lecture du Papier Peint Jaune
Féminisme
Charlotte Perkins Gilman née en 1860 et morte en 1935. Les dates précises importent peu sinon qu’elles donnent des indications sur les mentalités de l’époque, qui ne laissaient pas beaucoup de place aux femmes. À ce titre, Charlotte Perkins Gilman est à l’avant-garde. C’est d’ailleurs en tant que telle qu’elle est remise au goût du jour.
En France, Le Papier peint jaune est publié plusieurs fois dans des recueil de nouvelles dès les années 70 (soit tout de même quatre-vingt ans après sa première parution en anglais en 1892) sous une traduction de Gérard Colson (le texte est alors titré « La chambre au papier jaune »).
À la même période, la maison des femmes propose une autre traduction (sous le titre « Le papier peint jaune »). Cette maison d’édition, majoritairement composée de militantes du MLF ou du collectif du collectif « Psychanalyse et politique » donnent un peu le ton par lequel l’autrice sera présentée. Elle est : « la plus célèbre intellectuelle féministe au tournant du XIXe et du XXe siècle aux États-Unis »
Ensuite, le texte connait une renaissance dans les années 2000 avec deux nouvelles traductions : en 2002 par Diane de Margerie (sous le titre « la séquestrée »), et en 2020 par Marine Boutroue et Florian Targa (sous le titre « le papier peint jaune »).
Cette dernière traduction, publiée par les éditions tendance négative, propose une mise en page originale qui enrichi le texte et exacerbe son succès (C’était clairement un argument de vente pour l’ami libraire qui l’avait mit en avant sur son stand aux intergalactiques; Voir sur le site de l’éditeur leur travail de mise en page sur ce livre).
Ceci, dans le sillage des multiples éditions de son autre roman Herland (présenté comme « le roman culte du féminisme américain » , il existe deux traductions différentes, de Bernard Hoepffner et Yolaine Destremau respectivement, dont toutes les éditions sont parues entre 2016 et 2023) et d’un recueil de trois nouvelles (paru pour la première fois en français en 2019 avec une traduction de Virginie Walbrou), fait qu’on entend beaucoup parler de Charlotte Perkins Gilman ces dernières années. Et, dans la lignée de la présentation qu’avait fait d’elle la maison des femmes à la fin des années 70, c’est en tant que « grande féministe avant-gardiste » qu’on la met sur le devant de la scène.
Et de fait, sans aucun élément de contexte, et en ayant lu aucun de ses autres textes (dont certains comme Herland ne laissent pas d’ambiguïté sur ses idées eugénistes) c’est une réception du Papier peint jaune qui fait tout à fait sens.
L’histoire est celle d’une femme qui fait une dépression à la suite de la naissance de son enfant.
Mes épisodes nerveux sont affreusement déprimants.
John ne sait pas combien je souffre. Il sait qu’il n’y a aucune RAISON que je souffre, et il s’en satisfait.
Bien sûr se sont seulement mes nerfs. Cela me pèse tellement de manquer à tous mes devoirs!
Moi qui voulait épauler John, et vraiment lui apporter repos et réconfort, et je suis déjà un tel fardeau!
Personne ne croirait les efforts que me demandent le peu dont je suis capable – m’habiller et recevoir, et donner des instructions.
[Charlotte Perkins Gilman, Le Papier peint jaune, p.32]
Elle se retrouve alors en repos forcé dans une maison, sur les conseils de son mari et de son frère, tous deux médecins, qui lui prescrivent de ne rien faire jusqu’à la rémission. Elle se retrouve alors privée de tout ce qui pourrait l’aider à s’épanouir, coincée dans une chambre qu’elle déteste: les murs sont recouverts d’un papier peint jaune qu’elle déteste et qui l’obsède, et son mari s’obstine à ne pas vouloir ni la déménager dans une autre pièce, ni rénover celle où il l’a confinée.
Ce cher John! Il m’aime de tout son cœur
et il a horreur que sois malade. L’autre jour j’ai essayé d’avoir avec lui une vraie conversation, sincère et raisonnable, pour lui dire combien j’aimerais
qu’il me laisse
rendre visite au cousin Henry et à Julia.Mais il a dit que je n’étais pas en état de partir,
ni de tenir une fois sur place
et ne n’ai pas su plaider ma cause car je pleurais déjà avant d’avoir fini.
[Charlotte Perkins Gilman, Le Papier peint jaune, p.49]
À partir de là, la narratrice devient de plus en plus obsédée par le papier peint jaune qui recouvre les murs de sa chambre, dans lequel elle croit voir la silhouette rampante d’une femme prisonnière dudit papier, femme avec laquelle elle finit par se confondre.
La métaphore semble transparente, et si elle ne l’était pas, l’autrice elle-même l’explicite dans une note qui sert de postface à mon édition du texte:
Voici l’histoire de cette histoire: pendant des années j’ai souffert de troubles nerveux sévères et durables qui confinaient à la mélancolie – et au dela. La troisième année de ces troubles je me suis rendue, avec la foi dévote et un pâle sursaut d’espoir, chez un spécialiste des maladies nerveuses – le plus renommé du pays. Cet homme […] m’a renvoyée à la maison avec quelques recommandations solennelles : « mener autant que possible une vie domestique », « ne pas dépasser quotidiennement les deux heures de vie intellectuelle », et « ne plus toucher un stylo, un pinceau ou un crayon de toute ma vie ». C’était en 1887.
Je suis rentrée à la maison, j’ai suivi ces consignes pendant près de trois mois, et je suis arrivée à la limite de l’éffondrement mental, j’en étais si proche que j’ai failli sombrer.
Puis, avec ce qui me restait encore d’intelligence, et aidée par une amie avisée, j’ai jeté aux quatre vents les conseils de ce spécialiste renommé [et] j’ai fini par récupérer une certaine force d’agir.
Évidemment toute à ma joie de l’avoir échappée belle, j’ai écrit le Papier peint jaune, enrichissant et enjolivant l’histoire pour souligner le propos.
[Charlotte Perkins Gilman, Pourquoi j’ai écrit le Papier peint jaune?]
Dans leur post-face, Marine Boutroue et Florian Targa (qui ont réalisé la traduction et discutent de leurs choix) proposent en ce sens une interprétation du titre que je trouve fort intéressante:
Un mot encore, sur le titre. S’écartant du sens original, Diane de Margerie avait choisi le titre La séquestrée. un écart, un possible que porte en lui le titre en anglais: le papier peint y est un mur (wall) de papier (paper), et sa couleur jaune et aussi celle d’un cri (yell, low). […] Le terme yellow a ainsi peut-être été choisi par Gilman pour l’appel à l’aide qu’il contient.
[Marine Boutroue et Florian Targa, Comment nous avons traduit le Papier peint jaune?]
Au fil du texte, la santé de l’héroïne se dégrade, jusqu’à ce que, devenue pleinement prisonnière du papier peint (aka du mur de papier, des murs invisibles érigé par les mots de son mari/médecin), elle trouve la force de s’échapper enfin, en passant littéralement par dessus celui qui l’avait enfermée (aka en outrepassant l’opinion des hommes et des médecins bien trop prompts à réduire le(ur)s femmes à un rôle de potiches)
là pile en travers de notre chemin
près du mur
alors nous devons ramper encore et encore
par dessus lui!
[Charlotte Perkins Gilman, Le Papier peint jaune, p.176-178]
Voilà comment le Papier peint jaune est, pour reprendre les mots de la 4e de couverture, une « véritable charge contre l’enfermement, le patriarcat et l’obscurentisme médical » qui « met en lumière la folie qui s’empare de la narratrice » confrontée à ces maux.
Blanc
Charlotte Perkins Gilman née en 1860 et morte en 1935. Les dates précises importent peu sinon qu’elles donnent des indications sur les mentalités de l’époque, qui considéraient que l’humanité comme divisée en races plus ou moins évoluées (avec les blancs au sommet). À ce titre, Charlotte Perkins Gilman ne dépareille pas de ses contemporains.
Personnellement, j’ai vu le retour sous les projecteur de Charlotte Perkins Gilman avec perplexité: la première fois que j’ai vraiment entendu parler d’elle, c’était dans deux posts intagram d’Alok V Menon qui parlait d’elle en ces termes (son nom m’a marqué car, moi qui à l’époque m’intéressait à l’historique de la SF féministe, car j’avais fais l’acquisition de Herland pour ma documentation, au milieu de tout un tas d’autres titres que j’accumule depuis 2018 et que je lis petit à petit):
Donner des droits aux femmes remettait en cause la hiérarchie de la division sexuelle sur laquelle la suprématie blanche était fondée. Les hommes blancs craignaient qu’en donnant le droit de vote aux femmes, ils condamnent la société à régresser à un état « primitif ». Ils justifiaient leurs dénégations des droits des femmes en affirmant qu’elles étaient biologiquement faites pour la reproduction, pas pour la pensée politique. En réponse, des féministes comme Charlotte Perkins Gilman ont répondu que la différenciation biologique des femmes blanches étaient en fait la preuve qu’elles partageaient la supériorité raciale de la race blanche (contrairement à « l’ambiguité sexuelle » des « races inférieures »). Les féministes blanches ont réécrit la différence sexuelle (un outil du sexisme) comme preuve de la supériorité blanche. S’appuyant sur le racisme pour vaincre le sexisme, les féministes blanches ont affirmé mériter des droits en raison de leur rôle essentiel de « mères de la race » et « messagères de la civilisation » auprès des races « sauvages » du monde.
[Alok V Menon, Revue littéraire instagram « Une brève histoire du féminisme blanc« ]Que l’argument « civilisationnel » ai été utilisé pour renforcer la discrimination envers les femmes (l’argument étant que les races civilisées renforceraient la division entre hommes dans la sphère publique et femmes dans l’espace domestique), n’a pas empêché les féministes blanche de reprendre cette rhétorique à leur avantage. Charlotte Perkins Gilman avançait que la société blanche devait abolir le sexisme afin que la race blanche unifier puisse travailler ensemble à l’avancement de la civilisation. Elle a soutenu que les « races inférieures » n’étaient pas assez « développées » pour l’égalité des sexes, et donc que les femmes Noires, Indigènes ou Racisées (BIPOC) n’étaient pas assez avancée pour le droit des femmes.
[Alok V Menon, Revue littéraire instagram « une histoire raciste des normes de genres aux Etats-Unis« ]
(nota bene : les dates indiquées sous les posts-ci-dessus situent leur publication à mai/juin 2023, or j’étais certaine de les avoir lues bien avant. Et en effet je cite ce même extrait dans mon article sur les utopies qui date de 2021, avec un lien qui est mort. De plus j’avais liké/enregistré/partagé beaucoup de posts d’Alok V Menon et toute cette activité a disparue des archives. Mon hypothèse est donc qu’Alok V Menon a supprimé et republié ses revues littéraires, peut-être pour qu’elles ne se perdent pas trop bas sur son compte, ou pour corriger quelques coquilles, ou parce que les posts avaient été supprimés malgré ellui)
Pour moi, Charlotte Perkins Gilman, ce n’était pas donc pas une féministe « à découvrir de toute urgence ». C’était une des fondatrices du féminisme blanc, c’est à dire du féminisme qui pour faire avancer le droit des femmes, piétine celui des personnes racisées.
Dans Herland, elle nous raconte l’histoire d’une ville peuplé isolée du reste du monde et constituée exclusivement de femmes blanches qui créent une société utopique grâce au pouvoir de la parthénogenèse que seule les femmes les plus spirituellement/humainement avancées arrivent à maîtriser.
Au moment de ma lecture en 2021, j’avais écrit (cf mon article sur les utopies, partie matriarcats) que le racisme pouvait passer sous les radars: Ce que je voulais dire par là c’est qu’il n’y avait pas d’insistance particulière sur la blanchité de toutes ces femmes, sur laquelle il était possible de fermer les yeux. Reste que toutes ces femmes étaient belles et bien blanches et ce n’était pas un hasard : Herland, c’est le triomphe de l’eugénisme. L’utopie est atteinte parce que seules les femmes les plus « pures » peuvent se reproduire (ce qui exclu non seulement les femmes racisées qui, comme dit, ne sont pas même pas envisagées par le texte, mais aussi les femmes handicapées ou lesbiennes).
Bref: le racisme est paradoxalement masqué par le fait qu’il est tellement évident pour l’autrice qu’elle ne prend pas la peine de l’appuyer.
Toujours est-il que, que l’on s’arrête à « c’est de l’essentialisme biologisant eugéniste » ou que l’on tire la conclusion logique « avez-vous-vu des eugénistes ? évidemment que ça a des fondements racistes », quelque chose gratte dans ce texte.
Mais là où je trouve le Papier peint jaune intéressant, c’est que j’ai eu bien plus de mal à démêler ce que le texte pouvait avoir de raciste. J’étais pourtant d’autant plus attentivf que je me rappelais avoir vu l’œuvre décrite comme une métaphore raciste (et c’est l’ambivalence entre j’ai eu besoin d’aller lire l’article de Denise K Knight pour accéder à ce prisme d’analyse.
L’idée c’est qu’il y a un parrallèle à faire entre Le Papier peint jaune, et la panique morale connue sous le nom de « péril jaune ».
Il n’est pas surprenant que la xénophobie et les théories raciales de Gilman aient attirée l’attention de critiques comme Susan S Lanser dans son essai provocateur « Critique féministe, Le Papier peint jaune et la politique des Couleurs en Amérique« . Lanser analyse l’histoire la plus célèbre de Gilman dans le contexte de l’anxiété raciale envahissante qui infectait la nation au tournant du siècle dernier. Elle situe les convictions intrinsèquement racistes de Gilman dans cette culture plus vaste « obsessivement préoccupée par la race comme fondement du caractère, désespérée de maintenir la supériorité Arienne face à une immigration massive venue du Sud et de l’Est de l’Europe, et ouvertement anti-sémite, anti-asiatique, anti-catholique et pro Jim Crow ». De plus, Lanser rappelle qu’il y avait un afflux de migrants Asiatiques dans la Californie où vivait Gilman à la fin du 19e quand elle écrivit Le Papier peint jaune, et que cela avait alimenté une peur massive d’un « Péril Jaune » […]. Puisque la couleur « jaune » il y a un siècle était si mal connotée, associée à « l’infériorité, l’étrangeté, la lâcheté, la laideur, et le retard mental », Lanser insiste pour dire qu’une autre interprétation de l’histoire est possible. Elle conclu que la lecture du Papier peint jaune est meilleure quand on considère ce prisme de l’anxieté raciale.
[Denise D. Knight, Charlotte Perkins Gilman and the Shadow of Racism]
Bien sur, Susan Lanser ne s’arrête pas au titre, elle remet en parallèle la description que fait Gilman du papier peint avec celle que faisaient les racistes de son époques sur les « Jaune » (catégorie qui, explique l’autrice, ne désignait pas uniquement les Asiatiques, mais aussi les juifs, ou certains européens non Britaniques)
Peut-on voir l’horreur envahissante de la narratrice pour le papier peint dont l’odeur menace d’envahir le « manoir ancestral » [p.21] et dont la couleur « tâche tout ce qu'[elle] touch[e] » comme une représentation de la peur anglo-américaine d’être envahi par des « aliens »? À un moment où les immigrants et les afro-américains étaient largement caricaturés dans la presse populaire qui distordait leurs visages et leurs corps, les « circonvolutions infinies » [p.65, « interminable grotesque » en VO] du « papier peint jaune », la « nuque brisée » et les « deux yeux exorbités » « toujours ouverts » [p.36], staring everywhere en VO], l’ « odeur jaune » [p.81] et « particulière » [p.80], la couleur « repoussante, presque révoltante, un jaune asphyxié et sale » [p.29] « corrosive » [p.29, « sickly » en VO] […], les « nouvelles nuances de jaunes » [p.77] qui apparaissent constamment… peuvent-elles être considérée comme une représentation métaphorique des Asiatiques, des Juifs, des Italiens, des Polonais et autres « aliens » que la narratrice (et peut-être Gilman elle-même) voudrait à la foi fuir et secourir?
[Susan Lanser, Critique féministe, Le Papier peint jaune et la politique des Couleurs en Amérique, traduction maison. J’ai tenté de mettre les numéro de pages de mon édition française, j’ai juste manqué le moment où la couleur est décrite comme « particulièrement irritante » parce que pour quelque raison mon édition passe directement de la page 36 à la page 41, et que effectivement y’a un bout à cet endroit qui n’a pas été traduit??? (à moins qu’il n’ai été déplacé ? jsp)]
Rassembler les lectures : Féminisme blanc
À la première lecture de la lecture de Susan Lanser, je n’en ai pas pensé grand chose: oui, en surface on pouvait faire des parallèles et donner au « jaune » une symbolique raciale. Mais était-ce intéressant de le faire?
J’avais rangé mon exemplaire dans ma bibliothèque, mais j’ai continué de cogiter pendant la nuit.
Le truc c’est: l’association du papier peint (et de ses descriptions) à une figure humaine fait d’autant plus sens qu’il y a explicitement une femme sous le papier peint. Une femme à laquelle la narratrice fini par s’identifier, mais qu’elle déteste initialement.
Derrière ce motif extérieur les formes étiolées deviennent chaque jour plus nettes
Et c’est comme s’il y avait une femme pliée en deux qui rampait derrière ce motif. Je ne l’aime pas du tout.
[Charlotte Perkins Gilman, Le Papier peint jaune, p.53]
Par suite, il est intéressant de se rappeler de quelle manière le texte propose de libérer cette femme-tapisserie : en la « fai[sant] blanchir à la chaux » [p.32, « whitewash » en VO]
Parfois, je me dis qu’il y a une multitude de femmes […]Qu’elles s’échappent, et voilà le motif qui les étrangle
les renverse
leur révulse les yeux
Si on pouvait faire disparaître ces têtes, les éliminer, ce ne serait pas si terrible.
[…]Si seulement on pouvait libérer le motif d’en dessous du motif de surface! Je compte essayer, petit à petit.
[Charlotte Perkins Gilman, Le Papier peint jaune, p.85-93]
Au final, la femme derrière le papier peint à laquelle la narratrice fini par s’identifier se libère parce que le papier peint est arraché, c’est à dire parce qu’elle cesse d’être « jaune ».
« Et j’ai arraché presque tout le papier
alors tu ne peux plus m’y enfermer »
[Charlotte Perkins Gilman, Le Papier peint jaune, p.165]
À ce stade, il convient de rappeler comment le racisme se justifie lui-même: la haine, ce n’est pas (et je ne crois pas que ça ai jamais été) bien connoté. Il faut au contraire renforcer la suprématie blanche en lui donnant des airs de grandeur et de respectabilité, en lui conférant une mission civilisatrice.
Dans un essai paru en 1908, Charlotte Perkin Gilman est à la fois très claire à la fois sur le fait qu’elle considère que certaines « races » sont « inférieures », mais aussi sur le fait qu’elle considère qu’il est du devoir morale des blancs de les faire avancer.
Étant donné: dans un même pays, sur l’échelle de l’évolution sociale, une race A a progressé juqu’à, mettons, le niveau 10, tandis qu’une race B n’est que, par exemple, au niveau 4.
[…]Question: Comment la race A pourrait-elle au mieux et au plus vite aider au développement de la race B?
Ce problème ne doit pas être confondu avec des éléments de blessure ou d’enfance. Il est vrai que la race B, de bien des manières, retarde les progrès de la race A […] ; mais il est vrai aussi que la Race A a attaqué en premier, et que la liste de ses offenses envers la Race B est bien plus longue que celles des blâmes dans l’autre sens. […] Ces points peuvent être mis de côté. Ils stimulent nos sentiments et ne nous aident pas à clarifier nos pensées.
[…]Si Race A, au niveau 10, ne peut pas se comporter de manière à élever et améliorer la Race B, au niveau 4, cela dit quelque chose sur sa supériorité.
Si nous, avec tout l’avancement dont on se vante, sommes incapables de gérer un plan d’une telle utilité pour les deux races […] alors nous avons nous-même besoins d’un plan d’amélioration raciale. Mais ceci n’est pas un appel à une quelconque vertu surhumaine.
[Charlotte Perkins Gilman, Une proposition au sujet du problème N***, si vous vous posez la question : son plan c’est en gros de mettre les noirs dans des camps de travail]
Plus j’y pense, plus il me parait difficile d’ignorer l’interprétation raciale de la métaphore du papier peint jaune. Au point que je me demande comment cela a pu ne pas me frapper davantage.
Mais c’est justement ce qui rend cette lecture intéressante: en faisant mes recherches, j’ai affiné mon regard et appris à mieux reconnaître la forme que peut prendre le racisme pour se rendre acceptable et mieux se répandre. Forme qui, en occurrence, est celle du féminisme.
Je ne crois pas qu’il faille opposer les deux lectures du texte, mais plutôt chercher comment elles se complémentent.
Peut-être que la narratrice résiste autant qu’elle s’unit à la femme de couleur, qui est à la fois elle-même et autre, une femme qui pourrait avoir besoin d’être secourue de l’emprise du patriarcat mais dont la liberté n’est pas encore permise.
[Susan Lanser, Critique féministe, Le Papier peint jaune et la politique des Couleurs en Amérique]
L’histoire du Papier peint jaune est celle d’une femme dont la dépression post-partum est renforcée par le sexisme (qui pousse maris et médecins à enfermer les femmes dans une vie trop stérile pour être épanouissante). Mais à mesure que ces traitements détruisent sa santé mentale, l’anxiété et les angoissent qui l’assaillent dévoilent d’autres peurs, bien enracinées dans la pensée eugéniste à laquelle l’autrice adhérait.
La narratrice cherche un motif dans le papier peint, c’est une énigme qu’elle veut résoudre, et de manière méta c’est une énigme pour nous aussi: trouver ce que la tapisserie pourrait représenter.
Mais elle étudiait le motif, je le sais, et je suis déterminée à ce que personne d’autre que moi n’en révèle le secret!
La vie est maintenant beaucoup plus excitante.
Tu vois, maintenant j’ai quelque chose de plus à attendre, espérer, guetter.
[…] Je ne veux pas partir avant d’avoir percer ce mystère.
[Charlotte Perkins Gilman, Le Papier peint jaune, p.73]
Définition du féminisme conservateur
Mon intention avec cet article n’est pas de fustiger les féministes qui auraient lu et aimé Le Papier peint jaune (je suis plus critique des adoratrices d’Herland, puisque l’eugénisme y est au fondement du worldbuilding, pas une « simple » métaphore jamais explicitée que rien ne nous pousse à envisager si on ne s’intéresse pas au contexte d’écriture. Mais même là, le problème ce n’est pas de passer à côté du racisme au premier regard, c’est de refuser de le considérer une fois qu’il nous est montré du doigt. Bref).
Au contraire, je constate à quel point il est (manifestement) facile de passer à côté du racisme.
Et je me demande pourquoi, comment.
Le truc c’est que: le féminisme (définit comme la défense du droit des femmes et la lutte contre le sexisme sous toutes ces formes) est important. Et puisqu’il l’est, la tentation est forte de le défendre à tout prix.
Souvent, les militantts s’indignent qu’on puisse qualifier de « féministes » des idéologies racistes (universalistes), transphobes (terf) ou tout autre nuance d’oppression. Et en effet, ce n’est pas en restreignant la féminité aux femmes blanches cishet valides et bourgeoises qu’on œuvre pour leurs droits.
Le problème, avec ce type d’énoncés, c’est qu’on crée une binarité qui nous aveugle: on ne peut jamais avoir tort puisqu’on est féministes et que les féministes ont toujours raison, si des gens qui se disent féministes ont tort c’est que, en fait, iels ne le sont PAS.
Dans cette vision, puisque Charlotte Perkins Gilman a été redécouverte dans les années 70 par les féministes et que sa pensée les a influencées, il devient délicat (pour ne pas dire quasi impossible) d’admettre qu’elle était aussi raciste et eugéniste.
En français, il n’y a presque aucune source qui aborde cet aspect: j’ai trouvé une thèse de master plutôt centrée « étude de genre », et mon propre article sur les utopies. En septembre 2021, j’avais édité la page wikipédia francophone pour ajouter un chapitre dédié au racisme de l’autrice (que j’avais traduit depuis la page anglaise et rangé dans une section dédiée à ses opinions politiques, nombreuses puisque Gilman n’était pas seulement autrice mais aussi sociologue), mais dès janvier 2022, cela a été réédité au profit d’une section beaucoup plus froide, perdue tout en bas d’une interminable section « carrière » dans un chapitre nommé « Charlotte Perkins Gilman et le racisme? » avec un point d’interrogation. Cela n’a pas bougé depuis.
L’argument amené, pour effacer le racisme et l’eugénisme de Gilman, est que, je cite, ses opinions « ont varié avec l’âge et avec le temps elle modère ses positions, voire s’en sépare ». Est alors notamment évoqué une convention suffragette de 1903 pendant laquelle, seule, elle se serait opposée à conditionner le droit de vote des afro-americainn à la réussite d’un test d’aptitude à la lecture et à l’écriture. Et bon, certes. Mais rappel que son essai où elle propose d’aider « les races inférieures » à « évoluer » en les mettant dans des camps de travail date de 1908. Donc bon.
Il est commun de séparer Le Papier peint jaune des autres travaux de Gilman, de mettre une distance avec son racisme et sa passion pour l’eugénisme: c’était simplement l’époque où elle vivait. Oui, à son époque il était délicat de publier une nouvelle critiquant le patriarcat, et facile d’encenser un mignon poème à propos d’eugénisme. Mais, et maintenant? Il est important d’étudier ce qui nous rebute.
[Halle Butler, Le problème avec Charlotte Perkins Gilman]
L’autre jour, je suis allé à une rencontre avec Houria Bouteldja et Louisa Yousfi qui expliquaient que le féminisme leur était en premier parvenu comme quelque chose d’imposé, comme une contrainte à prouver sa respectabilité avant que leurs revendications décoloniales puissent être entendues. Elles expliquaient que dans les asso anti-racistes, ce sont souvent des femmes qui sont sur le devant de la scène, et que si elles ont pris l’habitude de dire que leurs actions sont féministes pour obtenir des subventions (accordées sous réserve d’avoir un discours qui aligne leurs valeurs avec les mots clefs des institutions mécènes), dans les faits leurs approches est bien plus centrée la famille que sur les femmes: le discours qui place les hommes au sommet de l’échelle du privilège n’a pas de sens quand elles voient leurs maris, leurs frères ou leurs fils se faire tabasser par la police. Au contraire, puisque les « bonnes gens » veulent les « sauver »de leurs proches par défaut considérés comme violent, elles se trouvent souvent avantagées par rapport à eux (notamment par exemple en terme de possibilité d’accès aux études supérieures). Ça ne les empêche pas de subir aussi des violences domestiques, mais la dynamiques n’est pas strictement verticale, elle est complexe, multidimensionnelle.
Leur conclusion, c’est qu’elles avaient beau être d’accord avec l’idée du féminisme (bien sûr, en se politisant, en observant le monde autour d’elles, elles arrivent à la conclusion que le patriarcat est un système à combattre), elles s’en méfient. Méfiance qu’elles expliquent en rappelant par exemple combien les réactions des féministes proposant d’exfiltrer les femmes des zones de guerre étaient déplacées: pourquoi les exfiltrer toutes seules? Quel genre de vie on leur donne, privées de leurs familles?
Cela m’a marqué car, de mon côté, quoi que pour des raisons différentes, j’ai la même méfiance. Méfiance sur laquelle je m’exprime régulièrement en pointant du doigt la transmisogynie des féministes et des queers qui, en réassignant les femmes trans au masculin, les associe au danger contre lesquels il serait « légitime » de se défendre (et lancent des campagnes de harcèlement).
Le truc c’est que, au féminisme tel qu’il faudrait qu’il soit en théorie (la lutte contre les inégalités sexistes) se substitue un féminisme tel qu’il s’impose: la défense des femmes (pauvres petites choses) contre la violence des méchants hommes. Or il s’agit d’une vision simpliste, tristement binaire, qui ne prend absolument pas en considération tous les autres facteurs qui peuvent totalement rabattre les cartes.
Au final, ce féminisme-là est presque par essence raciste (mais aussi transphobe, etc) puisqu’il est unidimentionnel, même quand il s’auto-qualifie « d’inclusif » pour faire bien. Par ailleurs, même dans un cadre cis-hétérosexuel blanc et normé: il ne fait que consolider le patriarcat qu’il prétend combattre, puisqu’il se base sur et renforce la dichotomie entre les hommes et les femmes.
Bien sûr, il serait facile de dire que ce féminisme-là, conservateur, n’est pas vraiment féministe.
Mais c’est ce féminisme-là, conservateur, qui imprègne toute la société :
- À l’échelle idéologique et structurelle, le respect des femmes et des enfants (que l’on « fait passer d’abord » a défaut de leur donner des droits) est une valeur morale aussi importante et consistuante de l’idéologie occidentale que, mettons, la liberté, l’égalité et la fraternité.
- À l’échelle politique, les différents acteurs (partis, médias, associations, etc) reprennent et répendent ces valeurs à leur compte pour prouver leur dignité. Et ce, quel que soit le bord. À droite, il n’y a pas de prétention à combattre le patriarcat, mais puisque parler des femmes permet de recueillir des sufrages, les femmes sont un sujet. À gauche, on voudrait en finir avec le patriarcat, mais le féminisme qui nous vient en premier est celui, conservateur, qui fait partie des valeurs fondamentales avec lesquelles on a grandi (plus facile à s’approprier que celui, véritablement progressiste, qui s’y oppose)
- À l’échelle individuelle, les gens pas particulièrement engagéés sont nourrit des discours ambiants qu’ils intègrent (d’où le fait, encore, que ça sert à rien de les fustiger étant donner que, comme le rappelait d’ailleurs Houria Bouteldja, iels sont au bout de la chaine de responsabilité)
Au final, le mot « féminisme » est polysémique. Il désigne à la fois les valeurs normées, et les tentatives de les démanteler.
Alors on pourrait lancer un débat sémantique pour trouver comment les nommer pour les différencier. Mais nous n’irions pas très loin. Car le féminisme-valeur-norme se niche aussi dans les féminismes-tentatives-de-démenteler-les-normes. La frontière ne sera jamais nette, jamais rassurante.
L’enjeu, ce n’est pas seulement d’apprendre par cœur des formes spécifiques de féminismes conservateurs (comme les discours de l’actuelle offensive anti-trans), mais d’apprendre à reconnaître ce féminisme-qui-fait-norme partout où il se niche, y compris là où il est subtil, y compris en nous.
Charlotte Perkins Gilman est une pionnière et influence majeure du féminisme contemporain ET une eugéniste qui disséminait ses idées racistes, homophobes et validistes dans ses textes. Les deux aspects, dans sa pensée, étaient indissociables.
Elle nous les a transmis ensemble.
Et si on veut un jour en finir avec les systèmes d’oppression, il va nous falloir regarder en face ce double héritage, et, plus largement, ce cœur de féminisme conservateur qui se niche jusque dans nos meilleures intentions.
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