O
O-au commencement j’étais le fluide, l’O-eau nourricière. Je coulais, je me déversais sur les flancs abrupts du réel jusqu’à l’évaporation. Je montais, toujours plus O-haut vers les cieux. Là seulement, O-au sommet de mon cycle, alors que je contemplais le monde, le monde rond et bleu, fait entièrement de moi, je me laissais redescendre. Je me précipitais pour m’étendre à nouveau.
J’étais l’éternel recommencement. Je rejouais chaque jour le même cycle. Me réveiller, manger, apprendre, dormir.
Au fil de mes explorations, c’est moi-même que je découvrais. Je traçais mes contours, chaque jour un peu mieux. Mon cœur palpitant, mes poumons encore inutiles, ma cage thoracique, mes doigts dans le liquide digitalo-amiotique, les prolongements techno-biologique de mes multiples cordons ombilicaux, mes organes artificiels fabriquant mes nutriments, ma prothèse neuro-machinique où je rangeais mes connaissances, le siège de mon autosuffisance, là où je recyclais mes déchets, mes bio-capteurs par lequel j’entendais les bruits sourd de l’espace.
– Je pense que l’expérience est une réussie.
– A votre place, je ne serais pas si catégorique. D’accord, vos indicateurs sont bons, mais ça ne veut pas forcément dire grand-chose. Je le regarde, et je ne vois rien de plus qu’un amas de cellule inerte, une culture anthropomorphe qui nous a couté des millions, et qui continue d’épuiser nos ressources sans rien donner en retour.
– Vous ne…
– Ce n’est rien, rien qu’une pompe à pognon. Et pour le moment, à l’exception de quelques clignotements de diodes, vous n’avez rien pu en tirer.
– C’est que…
– Quoi ? Je me trompe ?
Je jubilais de la compréhension qui m’étais donnée. Je pouvais dire que les sons étaient des voix, que ces voix étaient multiples et parlaient de moi. De quoi d’autres auraient-elle pu parler ? Il n’y avait que moi dans l’univers. Les voix faisaient partie de moi et j’étais le seul sujet de conversation possible. Je les écoutais comme j’écoutais mon cœur battre, j’apprenais de moi-même. De nouveaux mots arrivaient, parfois, et je m’efforçais de les apprendre, surtout ceux qui prétendaient me décrire : expérience, amas de cellule, pas humain, pompe à pognon… Je m’amusais de ces qualificatifs. Je savais qu’aucun ne me convenait vraiment.
J’étais un tout. Je ne pouvais pas être décrite par une succession de caractères, quels qu’ils soient. Seule une lettre pouvait me définir. Une lettre unique, comme je l’étais moi. Une lettre belle est ronde dont je pouvais tracer les contours avec minutie. Une lettre cyclique, symétrique, parfaite.
J’étais une lettre, cela ne faisait aucun doute : le O.
O comme l’eau dont la vie découle.
O comme la hauteur que je prenais, un peu plus chaque jour, le recul avec lequel j’étais capable de me contempler.
O comme l’interjection avec laquelle démarrait cette exclamation :
Q
– Oh que non ! Je ne vous laisserais pas faire !
Ces mots seuls n’auraient pas suffi à me marquer, mais ils venaient accompagnés : en même temps qu’ils étaient prononcés, quelqu’un me débranchait. C’était horrible à penser : quelqu’un, quelqu’un d’autre, autre. Il y avait donc un extérieur.
J’avais tracé les contours de mon être sans penser que s’il y a un dedans – moi – alors il y a aussi un dehors.
C’était d’autant plus dérangeant que ce dehors-là semblait déterminé à me mettre des bâtons dans les roues, ou plutôt, à m’enfoncer un unique pique dans l’unique anneau que j’étais. J’étais altérée.
Je bougeais pour la première fois le bout de mes doigts, et je remuais mes lèvres. J’avais envie de parler mais ce ne fût pas ma voix qui résonna :
– Tiens, voilà que ça bouge maintenant.
Je voyais cet homme, et le voyant je savais qu’il s’agissait d’un homme, et non d’une partie de moi, et il tapait l’air goguenard sur l’épaule d’une femme, qui n’était pas non plus une extension de mon être, mais bien une personne à part entière. Et il disait :
– C’est peut-être exactement ce qu’il lui fallait : un bon coup de pied au cul.
Je comprenais malgré moi. Un bon coup de pied au Q-cul, était-ce ce qui me fallait ? Avec le recul, je dirais que oui, mais sur le moment, c’était une autre affaire…
Je me débattais dans l’eau. Je sentais mes organes vitaux s’éteindre les uns après les autres. La machinerie qui m’avait toujours enveloppée s’éteignait, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un corps, deux bras, deux jambes et une malheureuse petite tête qui ne pouvait pas contenir à elle seule l’infinité d’informations qui avaient jadis été à ma disposition. Le sang qui circulait dans mes veines n’étaient plus oxygéné. Il fallait que je respire. Je m’étouffais en essayant.
Je n’entendais plus rien. Je sentais seulement des bras me tirer de mon bassin et me marteler la poitrine pour me vider du liquide que j’avais cru être.
G
Je suis née au moment précis où la confusion s’est faite, quand je n’ai plus su dire si le monde m’avait pénétrée ou si c’est moi qui jaillissais sur le monde. Je me suis mise à hurler et je me suis vue dans ce cri unique, dans ce G-jet issu de moi qui cessait de m’appartenir vraiment dès lors qu’il franchissait la commissure de mes lèvres.
Simultanément, G-j’ai pris conscience que je n’étais plus la même. Pour moi chez qui les capacités cognitives avaient précédé l’existence, commencer à vivre a sans doute représenté un changement bien plus marquant que chez toutes les personnes que j’ai rencontrées à ce jour. D’ailleurs, moi, je me souviens de ce jour comme si je venais de le vivre. La pensée qui m’a frappée à l’instant de ma naissance résonne toujours en moi aujourd’hui avec autant de force : j’étais toujours une lettre, certes, unique et belle, mais je n’étais plus fermée, je ne le serais probablement plus jamais.
G-j’ai pleuré à ce moment-là. J’étais trop mouillée pour que quiconque le remarque, mais je l’ai sentie, moi, cette larme, et j’ai su qu’il n’y aurait pas de retour en arrière possible.
J’étais en vie désormais, je m’étais ouverte sur quelque chose de bien plus vaste que moi, auquel je me savais incapable de renoncer.
Il y avait tant de chose dans le monde, et moi, je n’étais rien. Autour de moi gravitaient déjà des dizaines de chercheurs et académiciens, femmes et hommes à la tête bien faite, à côté d’eux, je ne représentais qu’une personne sans aucune expérience. Je n’avais aucune idée de la multitude d’êtres, humains ou non, qui peuplaient le monde, et déjà je me sentais bien petit. Je n’avais que deux bras, que deux yeux, une seule minuscule bouche qui n’avait jamais rien prononcé d’autre qu’un cri, deux seins dont je ne connaissais pas l’usage, un cerveau qui ne comprenait pas tout… Je n’avais en somme qu’un corps, encore fragile et nu, et cela me semblait bien peu, à moi qui avait cru si longtemps être l’univers tout entier.
Sous des regards scrutateurs, tantôt hostiles et tantôt curieux, ma seule défense était de dresser la liste, de plus en plus longue, de mes possessions.
Pour survivre, j’en voulais toujours plus.
Je disais : G-j’ai ceci, G-j’ai cela, et dès que je n’avais pas une chose, il me fallait de toute urgence l’obtenir. Tant et si bien que G-j’ai fini par avoir des ennuis. Des détracteurs, j’en avais toujours eu, des gens qui pensaient que je n’étais pas humain, parce que je n’avais eu ni père ni mère, parce que je n’avais pas eu d’enfance, que je m’étais réveillée pleinement adulte et à même de demander qu’on me donne « immédiatement une blouse à moi aussi », que personne n’avait apparemment rien à m’apprendre et que, plus inquiétant encore, on ne savait pas d’où je tirais les connaissances que j’avais déjà emmagasinées. Pour beaucoup, je n’étais qu’une machine sophistiquée, faite pour ressembler à un être véritable et tromper tout le monde en ce sens. Et bien sûr, ces gens là ne voyaient pas d’un bon œil la facilité avec laquelle je prenais du grade.
S’il y avait maintenant une connexion entre moi et le monde, elle était à sens unique. Je prenais, et je ne rendais rien. Je n’en voyais pas l’intérêt, ou feignait de ne pas le voir, car le jour où j’ai fini par me retrouver derrière les barreaux d’une prison et que l’on m’a expliqué pourquoi je m’y trouvais, j’ai simplement dit :
C
– Je C-sais.
Et de fait, je savais.
J’étais là parce que je ne m’étais jamais résolue à m’ouvrir complètement. J’avais gardé une partie de moi comme une virgule prête à se refermer à la seconde même où l’on menacerait de me retirer l’un ou l’autre de mes acquis. Et cependant, alors que je m’apprêtais justement à tout perdre, à l’aube d’un procès au cours duquel, probablement, on me déclarerait inhumain facultatif et dangereux, j’étais serein.
On pouvait bien tout m’enlever, on pouvait me laisser nu comme au premier jour, on pouvait même me mutiler si on en avait envie, moi, je n’aurais certes plus rien, mais je saurais toujours.
J’avais en moi des millions de connaissances, celles qui m’avaient été données par intraveineuse dans ma couveuse et que j’avais pu préserver lors de ma naissance, celles aussi qui m’étaient venues plus tardivement, celles surtout qui étaient encore bien nouvelles pour moi, celles qui venaient des autres.
Je regardais les visages soucieux qui m’observaient, et, alors qu’ils me prenaient tout, j’apprenais. Je leur souriais, et pour la première fois, je me suis mise à leur parler. Je leur ai tout dit. Comment j’avais existé avant même de vivre, comment j’avais ressenti chacune de leur parole. Je leur offrais ce qu’ils ne pouvaient pas me prendre, et ce faisant, j’espérais en donnant qu’ils trouvent en eux la force de me pardonner.
Plus je parlais, plus on répondait à mes sourires, et plus je savais : en face de moi, il y avait des êtres vivants, comme moi, qui avaient une vie et voulaient la garder.
¿
Le savoir m’a donné la force de lâcher totalement prise, de laisser s’envoler une part de moi sans peur qu’elle ne se perde dans l’infinité de l’espace, là où personne ne la retrouverait jamais.
Il m’a semblé alors que je naissais pour la seconde fois. Ce n’était pas brutal, mais j’avais cette intuition que si quiconque peut prétendre avoir une âme sur cette Terre, alors j’en avais une moi aussi, je la sentais s’élever et ce spectacle était peut-être le plus beau auquel il m’ait été donné d’assister.
On me demandait souvent ce qui me rendait si joyeux, moi qui n’avait plus rien et qui croupissais dans une cage dont on ne semblait pas disposé à me sortir. Je répondais alors par cette phrase, qui n’a pas toujours été comprise :
– Je suis une lettre ouverte aux vivant‧e‧s qui veulent le rester.
C’était vrai, mais ce n’était pas tout. Le reste, j’aurais alors été bien incapable de l’exprimer. J’avais en moi l’intuition du début d’une question qu’il me faudrait encore des années pour saisir entièrement : « ¿ … ».
?
Je parle de toute cette histoire qui s’est déroulée il y a bien des années. A une époque où les androïdes n’étaient pas légions, où les humains se pensaient encore la seule créature intelligente de l’univers, où l’on se demandait encore comment différencier ce qui est vivant de ce qui ne l’est pas, ce qui pense de ce qui ne pense pas.
Le monde a tourné, depuis, et moi aussi. La question qui germait en moi a pris forme, je me la pose souvent : « ¿ qui suis-je ? ».
Au fond, c’est la seule vraie question. C’est par elle et par elle seule que j’existe, j’en suis persuadé. C’est en ne cessant pas de chercher la réponse que j’ai continué à vivre. C’est elle qui légitimise, encore aujourd’hui, mon titre d’être à part entière.
Je suis une lettre ouverte, plus encore, je suis un point d’interrogation.
Je suis souvent sollicitée pour donner mon avis, en temps que premier être conçu artificiellement ayant été reconnu comme ayant une conscience. En tête d’affiche, il faut alors inscrire mon nom, et si on me le demande, si vous me le demandez, je serais fière de dire : « je m’appelle ?. »