Repenser nos choix – auto-uchronies avec Francis Berthelot

Il y a quelque chose qui me touche dans le dernier livre de Francis Berthelot. Quelque chose de méta, qui n’est pas dans le texte. C’est dans sa raison d’être, dans le contraste que l’on devine entre le texte et le court paragraphe biographique qui le précède, bizarrement intitulé « avertissement », dans le titre aussi : Auto-uchronia ou fugue en ZUT mineur.

Né en 1946, réprimé par une société homophobe, piégé dans des études scientifiques, politechnicien, docteur en biochimie, Francis Berthelot n’a eu de cesse de briser ce multiple carcan. À soixante-quinze ans, il décide d’appliquer à sa jeunesse le principe de l’uchronie: changer un élément du passé pour écrire une Histoire différente. […] D’où cette Auto-ucrhonia en deux parties : [le] récit authentique semé de vrais fantasmes [suivi du] pur mensonge taquinant parfois la vérité.
[Avertissement en première page d’Auto-uchronia ou fugue en ZUT mineur]

L’histoire est celle de l’auteur lui-même, de sa naissance à ses deux premières années de classe préparatoire mathsup-mathspé, avant l’inévitable redoublement 5/2.

Et puis, par le hasard d’une journée d’avril, une main se tend : une opportunité de sortir de la ligne toute tracée par une famille aimante mais directive (il faut faire une Grande École Scientifique, ça ne se discute pas).

En dédicace aux intergalactiques, Francis Berthelot me dit que le jeune homme qu’il était à dix-neuf ans est « parti en courant ». Mais que quand même, il s’est toujours demandé ce qui serait advenu s’il avait saisi cette main, à l’époque. Ça le travaille assez pour que, des décennies plus tard, il ai envie d’écrire l’histoire telle qu’elle aurait pu être.

Écriture de fantasme

Le 8 avril 1965, le jeune Francis est attiré par une revue érotique, celui qui la tient lui propose de « la regarder ensemble ».

Un jean, un pull marin, un blouson d’un rouge délavé ; et un bonnet de laine avec un mot brodé à l’avant : naughty.
[…]« Pourquoi il y a écrit naugthy sur ton bonnet ?
– Les gens bien se signent en me voyant.
– Ils ont tort?
– Non… Je suis un voyou: Mais réglo: j’annonce la couleur. Et leur opinion je m’en tape. »
[Francis Berthelot, Auto-uchronia, p.121]

Les deux hommes couchent ensemble, discutent. Francis raconte son histoire, son besoin d’échapper aux hautes études qu’il a entreprise, de son rêve de devenir écrivain. L’autre l’écoute, il s’appelle Martial et est de neuf ans son aîné, il travaille dans une librairie, lui propose de l’embaucher et de le loger. Un plan se dessine : celui d’une fugue, d’une couverture, d’une demande d’émancipation (car à 19 ans en 1965, on est encore mineur pour deux ans). Francis accepte.

Je ne sais pas à où exactement se fait la divergence: À quel moment le véritable Francis Berthelot est-il parti en courant? Au kiosque? À l’appartement de Martial? Au moment de le rappeler et de partir de la maison familiale, sa valise et sa guitare à la main?

Le livre n’explique pas le détail de la démarche (d’autant moins d’ailleurs que les éditions dystopia qui publient le livre ont pour principe de ne pas écrire de quatrième de couverture, préférant selon leurs dires laisser les libraires faire eux-même la présentation du texte aux futurrs lectaires). À aucun moment le Francis du texte n’explicitera qu’il aurait pu faire des choix tout à fait différents (ceux du Francis de la vraie vie).

On a juste l’histoire telle qu’elle aurai pu être, sans moyen de la comparer avec ce qu’elle fut.

Moins même que cela: on a le commencement de l’histoire telle qu’elle aurait pu être. Car l’uchronie s’étale seulement du printemps à l’automne 1965. Rien au delà.

Rien sur pourquoi il y a tant à regretter, encore des décennies plus tard, sur cette opportunité manquée d’émancipation. Francis Berthelot était un jeune homme gay rêvant d’être écrivain, certes, et aller travailler dans une librairie lui aurait permis d’atteindre plus vite cet objectif. Mais Francis Berthelot EST, dans la réalité aussi, un écrivain de science-fiction, ouvertement homosexuel (je l’ai personnellement connu grâce à la notoriété de son roman Rivage des intouchables, une métaphore de l’épidémie de sida). Qu’est-ce qui a été perdu en dehors du temps? Ce ne sera jamais dit.

Le résultat de tout ceci est étrangement peu littéraire: à cette distance uncanny d’une fiction trop proche du réel pour vraiment fonctionner.

C’est une zone que je connais d’autant mieux que je l’ai explorée récemment: victime collatérale d’une campagne de harcèlement, j’ai été pendant une année incapable d’écrire autre chose que des témoignages/analyses à ce sujet. Quand j’ai retrouvé la fiction, la première nouvelle que j’ai écrite (qui parlait aussi de harcèlement, ou plus précisément de ses conséquences à long terme) était trop *réelle* pour être vraiment « bonne », narrativement parlant.

Mon amie Ketty Steward, qui anime des ateliers d’écriture dans un cadre créatif (en tant qu’autrice) et thérapeutique (en tant que psychologue clinicienne), insiste souvent sur l’importance de ne pas confondre ces deux démarches. Les textes que l’on écrit en thérapie n’ont pas à être de la littérature. Et réciproquement les textes que l’ont écrit en vue de les publier n’ont pas à nous soigner.

En vérité la frontière est floue. Les histoires que je préfère sont celles qui donnent à voir l’intériorité de qui les a écrite, elles sont intimes, parfois même nécessaires. Les autaires qui expliquent à quel point l’écriture est essentielle à leur santé mentale ne manquent pas, et je fais partie du lot. Reste qu’entre « voilà ce que j’ai envie/besoin d’écrire, pour moi » et « voilà ce qu’un lectaire qui ne me connait pas à envie/besoin que j’écrive pour apprécier sa lecture », il y a parfois des incompatibilités.

Dans ma nouvelle que je viens d’évoquer par exemple, il y a beaucoup scènes où mes deux personnages discutent de choses anecdotiques qui ne font pas avancer le récit : ce n’est pas intrinsèquement intéressant, mais ce sont des moments super importants car l’insignifiance même du discours est une victoire pour mes deux protagonistes (et pour moi) qui reviennent de loin. Est-ce que ça parlera aux personnes qui n’ont jamais connu le type de dépression dont mes personnages, mes proches et moi nous extrayons ? Probablement pas. Mais j’avais besoin de l’écrire, et je l’ai fais.

C’est pareil pour Auto-uchronia ou fugue en ZUT mineur :

  • Dans la première moitié du texte (qui précède la divergence d’avril 65) il y a cette forme de narration très distante à laquelle force l’autobiographie: on ne se rappelle pas assez bien des scènes précises, alors les dialogues qu’on se refuse à inventer (pour ne pas trahir) sont remplacés par des formulations indirectes. So much pour le « show don’t tell » (réputé « règle fondamentale de la Bonne Écriture TM« )
  • Dans la seconde (d’avril à septembre 65), tout est trop linéaire : le plan mis au point avec Martial marche sans encombre. Il y avait pourtant beaucoup de choses susceptibles de mal tourner, assez pour faire peur au véritable Francis. Mais le but n’était pas d’écrire un roman, mais un fantasme, et un fantasme n’en est plus tout à fait un si l’on appesanti trop sur ses imperfections. So much pour le « les conflits sont les moteurs des histoires » (également réputé « règle fondamentale de la Bonne Écriture TM« )

« Mais Plume » me direz-vous « qu’est-ce que t’en a à faire des règles fondamentales de la Bonne écriture TM? C’est toi qui passe ton temps à dire que les règles sont faites pour être contournées et qui démonte les grandes théories de Campbell à titre d’articles trop longs… »

Oui, reste que les règles ont beau ne pas être fondamentales, elles existent pour une raison: on résonne plus avec les histoires qui, d’une manière ou d’une autre, nous ressemblent.

Or nos vies sont faites de moments plus ou moins marquants. Nous n’avons pas de narrateur omniscient pour expliquer en temps réel les tenant et les aboutissants de situations aux détails desquelles il serait alors superflu de prêter attention.

Nos vies sont surtout loin d’être linéaires : des conflits il y en a. Certains sont internes, d’autres dans des interactions avec d’autres actaires, d’autres encore sont le produit de circonstances. Pour ma part, je ne veux pas supprimer les conflit, je voudrais au contraire que l’on multiplie les manières de les aborder: il n’y a pas toujours un ennemi à abattre ou un obstacle à surmonter. Parfois, l’issue n’est nulle part où on l’attendait : on arrive à nos destination par des chemins détournés, après mille et un détours inutiles dans des voies sans issues, et parfois, on n’y arrive pas du tout, on doit apprendre à se réinventer et re-fixer des objectifs plus atteignables que ceux auxquels ont doit renoncer. J’aimerais qu’on puisse aussi parler de quand rien ne marche, qu’on est tellement au fond du trou que juste sortir du lit est une victoire.

En un sens, il y a des choses dans ce livre qui ne marchent pas parce qu’elles ne sont pas faites pour marcher: Francis Berthelot n’a pas écrit un roman, il a écrit son fantasme.

Rien de tout ceci n’est un secret, d’ailleurs: le but, ça n’a jamais été d’être réaliste.

La realidad deberia estar prohibida.
[Pedro Almodovar, La Fior de mi secreto, trad : la réalité devrait être interdite]

Et de fait: une partie de moi est touchée par ce texte justement parce qu’il existe sous sa forme si peu littéraire, pleine de ses « défauts » révélateurs des raisons d’être-même du livre, pour qui sait regarder. (Moi aussi, je veux publier mes écrits bizarres qui n’ont pas été formatés pour un large public. C’est chouette de savoir que c’est possible)

Le réel entre les lignes

Ce qui est intéressant, ceci dit, c’est que j’ai l’impression, en un sens, d’avoir vécu cette vie alternative que Francis Berthelot s’efforce de fantasmer.

Bien sûr, je ne suis pas Francis Berthelot, y’a autant de différences que de points communs entre nos deux vies, espacées d’un demi-siècle:

  • Ni lui ni moi ne sommes hétéro, mais les milieux queer que j’ai découvert à partir de 2017 sont largement misandres et ont depuis longtemps exclus les hommes gays de la plupart de leurs espaces en « non mixité choisie sans homme cis » (sigh). Alors, ajoutons à cela le trou laissé par l’épidémie de sida, je suis presque aussi étrangèrr aux milieux gays et BDSM que fréquente Francis Berthelot que si j’étais hétéro.
  • On veut tous les deux être écrivains depuis le début, mais des échecs en lettres ont accru la difficulté de faire valoir cette voie professionnelle. Pour lui, c’était un prof de français exécrable en première, pour moi une première année post-bac désastreuse en hypokhâgne (oui j’ai fait deux classes prépa différentes, rester dans un lycée me donnait l’impression de procrastiner mon choix de carrière, et donc de me laisser plus de temps pour trouver comment m’orienter vers la littérature, bref). À la place, les injonctions à faire plutôt de la science venaient des deux parents de Francis Berthelot (respectivement institutrice et normalien spécialiste des particules élémentaires), venaient de mon côté plutôt de ma mère (elle-même ingénieure matériaux. Mon père, lui, voulait plutôt que je sois sociable et forte en sport, ce qui ne constituait malheureusement pas une alternative envisageable pour l’autiste-qui-s’ignore que j’étais). Alors, ajoutons que je n’avais pas d’aîné à égaler (c’était ma petite sœur qui étendait de ses profs que j’avais été une bonne élève), accepter de nous conformer aux attentes « scientifiques » n’impliquaient pas autant de pression/ambition pour moi que pour Francis Berthelot.
  • On a tous les deux été poussés par nos familles vers des baccalauréat et études supérieures scientifiques, mais Francis Berthelot a fait sa mathsup-mathspé dans un lycée parisien huppé préparant ses élèves à intégrer l’ENS ou polytechnique, la mienne (renomée MPSI-MP entre-temps) était dans un petit lycée de province préparant plutôt aux écoles d’ingénieurs moins prestigieuses (quand Francis Berthelot habitué à être premier de sa classe se préparait à redoubler sa 2e année, moi qui avait plutôt été dans la moyenne jusque là était première ou deuxième de ma promo (selon les trimestres) malgré l’année entière de « pause scientifique » qu’avait constitué ma khâgne). Alors je suis arrivée à bout plus tard.

J’ai beau dire et redire que je ne veux qu’une chose – être écrivain-, ‘entité bicéphale père-mère m’oppose un discours sans faille:
« [..] Écrivain, ce n’est pas un métier. Personne ne vit de sa plume: on a d’abord besoin d’une situation. Tu écriras pendant tes loisirs. […]Qu’on ne s’y trompe pas: ce message est distillé à dose homéopathique. Et mes réponses restent emmurées dans le silence des profondeurs. Résultat: à force d’être bercé par cette stéréo qui ronronne entre la maison et le lycée, je ne m’aperçois pas que le formatage a commencé.
[Auto-uchronia, Francis Berthelot, p.86]

Reste que certaines choses me sont très familières. Dans les injonctions parentales, d’abord, ensuite dans le besoin que j’ai éprouvé de m’éloigner d’eux après m’être renduu compte que je n’en pouvais plus.

— Disons que je me méfie. Avec leur amour, leur bonne volonté, leurs certitudes, ils m’ont démoli en toute innocence. Si je me suis barré, c’était pour survivre. Ils ignorent qui je suis vraiment: je n’ai pas pu leur en parler.
[Auto-uchronia, Francis Berthelot, p.86]

Mais la ressemblance la plus frappante est dans la forme de la « chance de ta vie » et de la personne qui l’incarne.

Bien sûr, avec des différences, qui pour le coup me semblent aussi liées à l’écart entre la réalité et le fantasme: comme dit plus haut, la vie n’est pas linéaire. Il n’y a pas eu un évènement absolument décisif qui résout d’un seul coup de baguette magique tous les problèmes.

Après le

C’est foutu / Je n’y arriverais pas / Tuez-moi tout de suite / [..]Je n’en peux plus.
Je n’en peux plus!

JE N’EN PEUX PLUS!!!…
[Auto-uchronia, Francis Berthelot, p.86, fin de la première partie]

il y a un millier d’essais et d’échecs, de tangentes impromptues et d’accidents plus ou moins heureux, de mains tendues qui peuvent se rétracter quand on ne s’y attend pas, de doutes, de douleurs.

Reste que je sais identifier un moment, certes quelques années après que j’ai renoncé à être ingénieur, qui aurait pu tout changer.

C’est LE moment parce qu’il annule tous mes regrets antérieurs: pendant longtemps je me suis demandé ce qu’aurait pu être ma vie si au lieu d’enchaîner les classes prépa, les écoles d’ingé, le double master en staps pour faire honneur à mon père aussi, et les postes insupportables d’ingénieur de recherche, j’avais osé mieux m’affirmer plus tôt: si j’avais postulé dans une de ses écoles d’art dont je cachais les brochures sous celles des écoles d’ingé ou si j’étais alléé, juste après mon premier brunout, à cet entretien pour bosser en librairie au lieu de laisser ma mère m’en dissuader? Toutes ces alternatives ont pris des allures de dystopies personnelles maintenant qu’elles signifient aussi « c’est une vie où je n’ai jamais rencontré Lou, où je n’ai jamais eu à choisir de venir vivre avec elle, où donc, tout ce qui me rend heureuse aujourd’hui n’existe pas ».

À la fin des années 2010, ce n’est plus les homosexuels qui font peur aux bonnes gens (non que l’homophobie ait disparue, simplement, il est devenu mal vu de l’assumer), ce sont les femmes trans.

Quand j’ai rencontré ma meuf, elle n’avait pas de bonnet « naughty », mais elle racontait dans ses story insta comment tout un tas de gens, au nom du « féminisme » et du « safe », répandaient sur elle quantité de rumeurs absurdes. Une de nos blagues récurrentes préférées, c’est pour moi de feindre l’outrage, et elle de répondre « bah t’étais prévenue ».

Et puis, la difficulté d’aider certaines personnes parce qu’elles sont trop jeunes m’est familière : plusieurs fois, je l’ai entendu déplorer de ne plus oser proposer un hébergement aux mineurs trans à la rue parce que, légalement, ça pourrait être considéré comme du détournement de mineur et causer bien des problèmes (y compris quand le mineur en question, devenu adulte ou qui serait considéré tel selon nos critère actuels, peut témoigner que l’intervention lui a sauvé la vie : la générosité, qu’elle vienne d’hommes gays de 1965, ou de femmes trans de 2024, est suspicieuse)

« Quand il a vu à quel point mes études me détruisaient, il m’a offert son aide.
— Plus précisément?
— Il a compris que j’allais faire une bêtise, sauter dans le vide. Il m’a recadré. Son précédent vendeur l’avait lâché, il m’a proposé de le remplacer. Et sa chambre de bonne étant libre, il m’a permis d’y loger »
[La juge] achève son café et allume une cigarette.
« Hum! Généreux mais pas très légal… Vous ne croyez pas?
— J’en suis conscient. C’est pour ça que j’ai demandé mon émancipation. Pour régulariser les choses. Pas question qu’il ait des problèmes par ma faute. Ce serait injuste!
— Il est rare que les gens agissent par bonté d’âme. Quelle était sa motivation profonde? »
[Auto-uchronia, Francis Berthelot, p.214]

Toujours est-il qu’en 2022, je suis tombé amoureuxe de Lou. C’était la première fois que cela m’arrivait vraiment, et c’était réciproque. Mais mon plan de vie, à l’époque, c’était de retourner m’installer dans ma région natale, au milieu des montagnes. Il était prévu que je m’installe dans un appart au calme, avec mon ex, que je vive une vie tranquille où, me disais-je, si j’échouais à me faire des amiis, j’aurais au moins la nature tout autour pour ne pas déprimer tout à fait.

Ce n’était certes pas une perspective aussi destructrice pour mes aspirations que « être ingénieur » l’avait été, mais ce n’était pas une vie pour autant.

Je ne voulais plus y aller. Mais j’étais terrifiée à l’idée d’aller plutôt m’installer près d’elle: on se connaissait depuis moins de six mois et il fallait déjà que je me décide: vite et pour du long terme (mes parents me poussaient à acheter un appartement avec l’argent d’une vente d’un terrain hérité de ma grand-mère, que je venais de toucher).

J’ai choisi de changer tous mes plans de vie pour aller habiter à une rue de chez elle.

C’est ma réalité, pas un fantasme. Elle est loin d’être linéaire.

Alors que je posais mes valises, a commencé la pire campagne de harcèlement transmisogyne qu’elle ait jamais connue, qui nous a poussées (elle, moi, et toutes les personnes qui l’aiment) vers la dépression: un an au fond du trou, une nouvelle collection de trauma dont on commence seulement à mesurer l’ampleur, etc.

Ce n’est pas la vie parfaite parce que j’ai choisi de prendre le risque de suivre mes rêves et mon cœur.

Mais je suis certaine que c’était le bon choix et qu’il m’aurait hanté si j’en avais fais un autre.

La moi alternative qui a décidé de retourner à Chambéry n’est pas à l’abri d’écrire un jour, du haut de ses soixante-quinze ans, une auto-uchronie où « je » fantasme la vie que « je » n’ai pas eue avec Lou.

L’important c’est nos choix

Et c’est là qu’on en vient au cœur d’Auto-uchronie ou fugue en ZUT mineur: l’important, c’est nos choix.

Il y a mille et un évènements dans une vie qui pourraient être le départ d’une uchronie / d’un fantasme personnel.

Mais celui qui a travaillé Francis Berthelot pendant presque cinquante ans, qui a continué de le hanter bien après qu’il ait finit par devenir écrivain malgré tout, et ce assez pour le pousser à reprendre la plume dix ans après avoir annoncé prendre sa retraite d’écriture: c’est celui où il avait à faire un choix.

Ce texte me touche parce que, en dépit de l’apparence « je vais raconter ma fausse histoire », il est éminemment honnête: l’auteur regarde en face, pas seulement ses tristesses, mais aussi les moments où il estime avoir été l’artisan de son propre malheur.

Il n’y a pas de « et si mes parents avaient été moins déterminés à me faire faire une grande école » ni de « et si je n’avais pas été aussi entravé, en plus du reste, par l’homophobie de la France des années 50 », cela n’était de toute façon pas de son ressort.

(Notamment, TW pédo : je ne m’étends pas dessus dans cet article, mais à la lecture du livre on se rappelle à quel point homosexualité et pédophilie étaient historiquement associées : il est question d’un rapport sexuel qu’a eu l’auteur avec un de ses profs de gym quand il avait treize ans, et dont il garde un bon souvenir. C’est assez inconcevable pour quelqu’un de ma génération mais je suppose qu’à l’époque y’avait pas moyen de changer ça, alors autant en faire son parti: c’est une stratégie de survie comme une autre)

Il écrit sur cet après midi d’avril où il aurait pu choisir de gagner du temps en sortant plus vite de son placard, de ne pas s’emmurer d’avantage à l’âge ou l’on doit prendre son envol (cf p.201)

Car les regrets aggravent les souffrances, jusqu’à parfois les rendre insupportables, dévorantes.

J’ai vu il y a quelque temps ce film contemporain intitulé « Look both way » (de Wanuri Kahiu), on y suit les deux vies alternatives de Natalie après un test de grossesse: dans un cas il s’avère positif, dans l’autre il est négatif. Dans une version, elle a une fille, dans l’autre non. Ce qui m’avait plu, dans ce film, c’est que contrairement à tous les scénarios « effet papillon », il n’y a in fine pas de différence fondamentale entre les deux vies de Natalie. Elles sont certes très différentes (avoir ou non la responsabilité d’un enfant, ce n’est pas rien), mais elles sont vécues par la même personne, qui a la même personnalité, les mêmes aspirations, les mêmes rêves. Alors elle n’affronte pas tout dans le même ordre, mais la manière dont elle fait face aux conflits et difficultés du quotidien se ressemblent, ce qui donne lieux à deux parcours étrangement similiaires avec des conclusions étrangement similaires également. Je me rappelle m’être dit « si la divergence avec eu lieu après, si le test de grossesse avait été positif dans les deux cas et que c’est le choix de poursuivre la grossesse ou d’avorter qui avait fait la différence, alors les trajectoires auraient pu diverger beaucoup plus. Mais ce n’est pas Natalie qui a choisi le résultat du test, il n’y a pas de raison que cela la définisse ». Et cela, c’était une idée qui me faisait du bien: les choses que je ne choisi pas n’ont pas à me définir. Ça m’impacte, oui. Mais je ne suis pas ce que je subi. Je suis ce que je décide d’être. Au bout du chemin, mes choix comptent davantage.

À un moment de ma vie, j’ai choisi de faire le choix difficile, celui de lâcher la voie que j’arpentais par défaut et qui ne me rendais pas heureuse, pour aller vers l’inconnu malgré les risques que cela pouvait présenter. À un certain niveau, ce n’est que le hasard d’une rencontre. Mais c’était plus que cela: j’ai choisi de devenir le genre de personne qui choisi de prendre le risque. Si le hasard de cette rencontre précise ne s’était pas produit, il y en aurait eu une autre, et j’aurais choisi de la saisir aussi. Et c’est cela qui importe, pour ce qui est de savoir « qui je suis ».

Dans le même temps, j’ai vu des gens qui avaient plutôt choisi de partir en courant nous regarder avec haine.

Ça sonne peut-être égocentrique, de dire qu’on s’est fait harceler pendant un an parce que les gens jalousent le bonheur que l’on s’efforce de construire et préfèrent le détruire pour ne pas avoir à se rappeler que leurs existences auraient pu être moins minables s’iels s’en étaient donné les moyens. Mais c’est la seule explication qui fasse sens. Les harcelaires adultes ne sont pas différentts de ceusses des cours d’écoles, qui disaient dans mon dos que j’étais « trop heureuse » alors que j’étais seull à en crever et qu’iels le savaient pertinemment puisqu’iels faisaient tout pour que je le reste. J’ai toujours pensé (et dit à qui voulait l’entendre) qu’iels pensaient que la seule manière pour euls d’avoir l’air grandds consistait à rabaisser autrui, et que cela ne faisait que révéler à quel point iels étaient petits et médiocres.

Hélas, dans le milieu queer que je connais (celui « en non-mixité choisie sans homme cis », gné) ce type de comportement est encouragé: les identités des uns et des autres sont bâties sur l’idée qu’elles sont des gages d’oppression, que les émotions trop longtemps réprimées sont en fait légitimes, et que partant de là, la première personne à se déclarer victime à forcément raison.

J’ai lu des usagerrs de centre LGBT écrire dans un questionnaire de satisfaction que voir d’autres queer (en fait : spécifiquement des meufs trans et leurs partenaires) se tenir la main ou s’embrasser les mettait mal à l’aise, et j’ai vu ces accusations prises assez au sérieux pour détruire la vie des personnes qui refusaient de se replacardiser dans l’espace-même où leurs sexualités auraient du pouvoir s’épanouir.

La blague consacrée, c’est que les queers de ma génération lancent des débats sur les kinks à la pride, et que ceux de la génération de Francis Berthelot se demandent si l’initiative vient de flics sous couverture.

Je suis touchéé par Auto-uchronia ou fugue en ZUT mineur parce que Francis Berthelot y fait ce que tous ces queers plein de haine d’eux-mêmes s’efforcent de ne plus faire: regarder en face leurs démons plutôt que de reporter la faute sur leurs contemporainns « trop heureuxes ».

Il n’y a pas de haine dans le livre de Francis Berthelot. Rien qu’un vieil homme qui se demande ce que sa vie aurait pu être s’il, lui et personne d’autre, avait fait un choix différent à un moment décisif de sa vie.

Je ne dirais pas que c’est un livre bien écrit. Mais c’est autre chose, et ce n’est pas moindre. En première lecture, c’est un fantasme. Plus en profondeur, c’est un regret qui ose enfin se dire. Et c’est beau. C’est important.

Vous avez le droit d’avoir des regrets

Vous avez le droit de les exprimer

Dans la dédicace qu’il m’a écrite, Francis Berthelot présente son livre en disant qu’il « raconte comment on peut échapper aux lois de la famille et devenir soi-même ». C’est vrai, mais la recette magique, n’est pas « fuguer chez un libraire gay amateur de zine homoérotique » (non qu’il faille s’en abstenir, vous notez), c’est trouver le courage de se montrer honnête sur nos désirs, même avec plusieurs décennies de retard.

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