Normativité queer avec Heartstopper – Du monde rêvé des enfants queer à la « justification » du harcèlement

Il y a cette distinction (qui n’est pas toujours si évidente) entre les fictions à destination de la jeunesse, et celles pensées pour un public plus adulte. Pour ma part, si je devais définir cette dualité, je parlerais d’intentionnalité : celle de montrer aux enfants et ados, avec bienveillance, quelques vérités qui les aideront à devenir des adultes de qualité. L’idée n’est pas de creuser un sujet, d’en montrer la complexité et les paradoxes, ni de livrer une analyse fictionnelle politiquement poussée. Il s’agit d’un éveil, d’une introduction à des sujets et à des thématiques d’importance.

Souvent, la littérature jeunesse me frustre, les thématiques m’attirent et ne sont jamais assez poussées à mon gout. Et en même temps : il y a quelque chose qui me fascine dans la fiction pour enfant, dans la manière dont on choisit de simplifier la réalité, particulièrement quand cette simplification vise le happy end. J’adore les films et séries pour enfants et ados. Elles sont, je crois, le meilleur indicateur de l’état de la norme. Du moins, d’une norme-projetée : on ne montre pas le monde tel qu’il est (avec ces règles effectives plus ou moins implicites et ses dynamiques établies), mais tel qu’on aimerait qu’il devienne demain (avec les valeurs que l’on espère transmettre aux jeunes générations).

Pour moi, il y a quelque chose d’à la fois réconfortant dans ces histoires où les gentills gagent à la fin (y compris quand cela ne fait pas sens d’un point de vue politique), et de profondément révélateur.

Dernièrement, quelque part après avoir terminé le visionnage de « Heartstopper » saison 2 et avant d’entamer la saison 4 de « High School Musical : The musical : The series », cela m’a particulièrement frappéé.

Dans les deux shows, on suit des ados dans un lycée, qui tissent entre eux des amitiés et doivent résoudre des conflits alors qu’ils et elles sont encore en train de se découvrir. Dans les deux séries, un regard est porté sur la diversité LGBT+ du casting. Dans les deux séries, la représentation se veut positive et l’issue bienveillante.

Mais ce qui me marque, c’est à quel point le choix de ce qui est montré comme « l’heureux dénouement de la tension » est radicalement opposé.

Côté Disney+, l’histoire s’appuie sur le premier grand film à succès de Disney Channel : « High School Musical » (Film dans lequel, malgré l’envie des réals et de l’acteur concerné de rendre le personnage de Ryan gay, tous les personnages étaient restés sagement hétéro). La série quant à elle raconte dans sa première saison l’histoire du jeune Ricky, lycéen dans l’établissement où les films « High School Musical » ont été tournés, qui intègre la troupe de comédie musicale de son lycée pour reconquérir son ex Nina. Puis, au fil des saisons, le casting se diversifie : au couple gay qui apparaissait déjà dès les premiers épisodes, viennent s’ajouter des personnages lesbiens et des coming out bissexuels parmi les personnages initialement présentéés comme hétéro « par défaut ».

Il ne s’agit donc pas d’une série pensée pour être LGBT+, mais elle finit par le devenir (allant jusqu’à, dans la quatrième saison, faire revenir l’acteur qui jouait Ryans Evans dans les films, pour officialiser l’homosexualité du personnage).

Dans ce contexte, la manière dont les conflits sont résolus est absolument typique de ce à quoi les diverses productions Disney Channel nous avaient déjà habituéés : à la fin, tout est pardonné.

C’est une simplification de la réalité particulière (qui, en tant que simplification, n’est ni réaliste ni politiquement affinée) où rien ne semble jamais grave : quels que soient les torts des unns et des autres, on sait qu’à la fin les différents se dissiperont, que des excuses seront formulées, et que tout le monde finira par devenir amii pour la vie et par chanter en chœur (littéralement).

Coté « Heartstopper » en revanche, l’histoire s’appuie sur une bande dessinée crée par Alice Oseman, une autrice LGBT+ (ace et non-binaire pour être préciss). Dans la première saison, on suit la rencontre et la romance entre Charlie (lycéen gay ayant été harcelé du fait de son homosexualité après avoir été outé) et Nick (lycéen populaire qui découvre sa bissexualité). Autour d’eux, leurs amiis sont ace, trans, lesbiennes, bi… 

Il s’agit donc d’une série qui a été pensée par et pour « la communauté LGBT+ », et la « norme projetée » par l’intrigue est celle spécifique des milieux queers.

Dans ce contexte, la manière dont les conflits sont résolus est diamétralement opposée à ce que propose « High School Musical : the musical : the series ». L’issue désirable, ce n’est pas le pardon, c’est trouver la force d’envoyer chier ceusses qui nous ont causé du tort. C’est particulièrement marquant à travers le personnage de Ben, l’ex de Charlie. Ben est un personnage bissexuel de quinze ans, en conflit avec son orientation sexuelle. Il se déteste, et il projette sa honte sur Charlie, si bien qu’il a envers ce dernier des comportements toxiques et maltraitants. C’est un personnage qui a clairement des choses à se reprocher, mais qui malgré tout est lui aussi une victime de l’homo/biphobie. Il n’est pas un être fondamentalement mauvais. Juste un gosse qui a causé du tort mais qui devrait lui aussi avoir droit à grandir. Mais ce n’est pas ainsi que la série le dépeint.

Le « Ben Hope hate club »

Au début de la saison 2 de « Heartstopper », Ben sort avec Imogen une amie de Nick.

Voyant cela, et sans indice que cette nouvelle relation se passe mal, Nick décide d’aller mettre Imogen en garde contre Ben. A priori, rien ne légitime cette démarche. Bien sur, Nick à des raisons de ne pas aimer Ben, puisque ce dernier a fait du mal à Charlie. On peut comprendre, sachant cela, que Nick projette du négatif et s’inquiète pour son amie. Mais quand il va voir Imogen, il ne lui demande pas « est-ce que ça se passe bien avec Ben ? » à un moment où elle exprimerait quelconque doute. Il l’interrompt alors qu’elle vient le voir pour lui parler d’un exam de math en demandant de but en blanc :

[Nick] Pourquoi tu sort avec Ben ?
[Imogen] Comment ça ?
[Nick] C’est un salaud. Il a fait des trucs vraiment pas cool.
[Imogen] Quoi ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
[Nick] Je peux pas te le dire…
[Heartstopper saison 2 episode 2]

Au départ, Imogen réagit avec colère : elle n’a rien à reprocher à Ben, à qui elle tient beaucoup (elle dit qu’elle le connait depuis le primaire, qu’il est un véritable ami pour elle, et qu’elle n’en a pas tant que ça).

Mais le scenario donne raison à Nick, et Ben s’avère être un piètre petit ami.

Déjà là, il y a quelque chose qui me dérange.

 

Il y avait vraiment un problème dans la manière dont Ben traitait Charlie (dans la BD, il ne lui témoignait aucun respect : Charlie n’était qu’un plan cul à sa disposition à qui il reprochait d’être « inutile » quand il mettait trop de temps à répondre à ses demandes. Quand Charlie en a eu marre et a décidé de mettre fin à la relation, Ben l’a physiquement agrippé par le col. Dans la série, un baisé forcé à été ajouté à cette scène de rupture)

Mais sa relation avec Imogen est différente. Tout ce que l’on nous montre, c’est que pendant un voyage scolaire à Paris, il s’est montré bougon et n’a rien eu envie de faire avec elle. Mais il n’est pas en train de l’agresser, et ce n’est d’ailleurs pas cela qu’Imogen lui reproche : elle lui reproche d’avoir la tête ailleurs et de penser à Charlie. (btw, sachant qu’Imogen est bien placée pour savoir qu’il n’y a rien entre Ben et Charlie, cette jalousie a un arrière-gout biphobe)

Au fond, cette scène est là uniquement pour antagoniser Ben : c’est le pire petit ami de la terre, ses partenaires futurrs finiront pas être blesséés, on a bien raison de dire aux personnes qui voudraient l’aimer qu’elles devraient fuir. Qu’importe si cela renforce la confusion entre le conflit (Ben/Imogen) et l’agression (Ben/Charlie).

Si la manière dont Disney simplifie le monde (notamment dans « High School Musical : the musical : the series ») abouti à une vision du monde de type « au fond, tout le monde est intrinsèquement bon », on a ici droit à une simplification inverse « au fond, telle personne est intrinsèquement mauvaise ».

Or cela a des conséquences sur la manière dont les problèmes sont réglés.

Dans la bande dessinée, Ben n’existe que comme un « anti-Nick » (ce sont les mots de l’autrice Alice Oseman, source) et n’apparait plus au delà du tome 1. Mais dans la série, le personnage reste un peu plus longtemps :

« Comme la saison commence à explorer les traumatismes de Charlie, traumatismes qui résultent de sa relation toxique avec Ben et du harcèlement qu’il a subit par le passé, la présence de Ben m’a paru nécessaire » explique Oseman
[extrait de l’article Netflix « Voilà pourquoi Ben ne sera pas de retour pour la saison 3 d’Heartstopper« ]

A la fin de la saison 2 de « Heartstopper », Ben vient demander pardon à Charlie pour tout le mal qu’il a causé. Il sait comment il en est arrivé là, a conscience de ses torts, et est déterminé à ne pas refaire deux fois les mêmes erreurs maintenant qu’il les a identifiées.

[Ben] Je veux te présenter des excuses. Des vraies excuses. […][Charlie] Je t’écoute.
[Ben] Je vais pas bien dans ma tête Charlie. Je t’aimais bien. Tu le sais au fond de toi. Je me suis conduit comme un connard mais j’t’aimais vraiment bien. […] J’veux être comme [toi et Nick]. Mais… mes parents l’accepterons jamais. J’te demande pardon. Pour tout ce que j’ai fait. Je voulais avoir quelque chose de bien. Tu étais quelque chose de bien.
[Heartstopper saison 2 épisode 7]

Bien sur, rien n’oblige Charlie à accepter ces excuses (comme il l’aurait fait s’il était un personnage de Disney+).

Mais il y a plusieurs éléments qui me dérangent dans sa manière de les refuser.

D’abord, je n’aime pas le fait que dans le discours que fait Charlie pour expliquer à quel point Ben l’a blessé, il revient sur des éléments que nous (l’audience) ne connaissions pas (leur premier baiser qui remonte à avant le début de la série, et dont il n’avait jamais été question). Cela donne l’impression que ces éléments ont été inventés (par les scénaristes) pour appuyer la culpabilité de Ben.

[Charlie] Tu te rappelle la première fois où tu m’as embrassé ?
[Ben acquiesce][Charlie] Tu ne m’avais pas demandé. Tu t’es pas posé la question de savoir si c’était ce que je voulais. J’ai joué le jeu parce que j’avais un crush et que je savais pas dire non.
[Heartstopper saison 2 épisode 7]

Mais surtout, je trouve malhonnête de faire porter sur Ben la responsabilité de tous les traumas de Charlie. Si Charlie est traumatisé, ce n’est pas seulement parce qu’il avait un copain qui le négligeait, c’est parce qu’il était HARCELÉ par le reste du lycée. Harcèlement dont Ben faisait aussi les frais, lui qui n’en était pas la cible directe mais qui internalisait l’homophobie générale.

[Charlie] Je ne me suis pas rendu compte que tu contrôlais tout. Quand je m’en suis enfin rendu compte, je me suis dit « c’est surement que je ne mérite pas mieux que ça, j’mérite que quelqu’un qui prend ce qu’il veut quand il veut, et qui me traite comme un moins que rien le reste du temps ». Depuis chaque fois qu’il m’arrive quelque chose de bien j’ai une petite voix dans ma tête qui me dit que c’est forcément une erreur, que j’suis trop nul pour ça.
[Heartstopper saison 2 épisode 7]

Je trouve également malhonnête d’accuser Ben de vouloir « forcer Charlie à lui pardonner », sachant que Ben commence par annoncer qu’il va partir de toute façon, et que Charlie n’aura plus jamais a lui parler ensuite s’il ne le souhaite pas.

[Ben] S’il te plait écoute moi. L’année prochaine je change de lycée [alors] si tu me déteste encore après aujourd’hui, tu n’auras plus à me revoir […][Charlie] Et là tu me demande de te pardonner pour alléger ta conscience ? Tant mieux si t’as compris que t’as mal agit, mais t’as pas le droit de me forcer la main et de me forcer à te pardonner. Tes excuses ne rattrapent pas ce que tu m’as fait subir.
[Heartstopper saison 2 épisode 7]

De manière générale je trouve assez malsain de faire passer les excuses pour une agression de plus. Bien sur, encore une fois, rien n’oblige Charlie à les accepter. Mais les recevoir n’est pas pour autant une violence de plus infligée par Ben.

Pour finir, cette réplique…

[Charlie] J’espère seulement que tu ne feras plus de mal à personne et que tu vas réussir à te remettre en question.
[Heartstopper saison 2 épisode 7]

… adressée à quelqu’un qui vient de prouver s’être déjà remis en question, ça ne marche pas.

En soi bien sûr, ce n’est pas grave que Charlie ait une réaction inappropriée, sachant qu’il est encore blessé et en colère (et qu’il a seize ans).

Ce qui me dérange en revanche, c’est que ce soit présenté comme le dénouement heureux et idéal : Charlie peut enfin envoyer chier l’ex toxique qui lui a fait du mal. Ça a l’air satisfaisant, mais c’est seulement l’assouvissement d’un fantasme de puissance : celui de la vengeance. Il est logique que Charlie y succombe, pas que les autres personnages (et le scénario !!) y participent. Ce n’est pas en entretenant la rancœur que l’on va de l’avant.

Ici, l’ex toxique, c’est surtout un gosse, bissexuel et mal dans sa peau, rongé par la queerphobie ambiante, persuadé qu’il ne pourra jamais être aimé s’il sort du placard, et dont la haine qu’il a de lui-même et si forte qu’elle rejailli sur les autres.

Il a des choses à se reprocher, oui. Mais il est aussi une victime qui a besoin de support.

A la fin de la scène d’excuse, qui se déroulait devant un centre d’art, Ben se tient seul devant l’entrée et la gigantesque affiche « Here and queer ». Un arc en ciel coule de la porte dans sa direction, mais s’arrête à quelques centimètre de ses pieds. Ben fait demi tour.

BDisation de Ben tout seul devant l'expo "here and queer"

La « communauté » LGBT+ est là, physiquement toute proche, mais Ben ne se sent pas le courage d’y entrer. Les seuls personnes LGBT+ qu’il connait viennent de lui dire « J’veux plus jamais te revoir ». Alors il s’en va.

« Je voulais vraiment que Ben ai un moment Heartstopper » confie Croft [l’acteur qui joue Ben] « je vois le merveilleux monde de Heartstopper, et ensuite Ben qui n’y est pas bienvenu… Je pense que cette peur de faire partie de la communauté et de trouver sa place est un sentiment qui fera écho chez beaucoup de gens »
[extrait de l’article Netflix « Voilà pourquoi Ben ne sera pas de retour pour la saison 3 d’Heartstopper« ]

C’est pas un happy end.

C’est un drame.

(Un drame dont Charlie n’est pas le responsable, personne n’a la responsabilité ou le devoir de pardonner ou de venir en aide aux gens qui nous ont causé du tort. Mais un drame quand même)

L’ennui, c’est que comme je le disais en introduction, ce que cet « heureux dénouement » (puisque c’est ainsi qu’on nous le présente) révèle, c’est l’idéal auquel aspire les auteurices, la « norme projetée des milieux queer ». Or cette norme projetée (qui refuse de se considérer comme une norme puisqu’elle est alternative à la norme dominante), je l’ai vue trop souvent en action.

Toutes les prémisses de la déshumanisations sont là :

  • Les accusations graves qui n’ont pas besoin d’être étayées (et donc pas non plus besoin d’être fondées) : Nick ne dit pas à Imogen ce que Ben a fait à Charlie, il se contente de dire qu’il est « un salaud », et cela suffit pour lui conseiller de rompre
  • La dépossession de la parole des victimes : Quand Ben essaie de parler à Charlie, c’est Nick qui répond, en s’interposant physiquement entre Ben et Charlie et en disant « Charlie veut pas te parler » (sachant que Charlie lui-même n’a rien dit en ce sens). C’est Nick également qui va informer Imogen des agissements passés de Nick
  • La confusion entre les conflits ordinaires et les agressions caractérisées : comme développé précédemment, la manière dont Ben se comporte avec Imogen ne relève pas de l’agression
  • La non prise en compte de la vulnérabilité des personnes que l’on accuse puis rejette : Ben est un adolescent bi dans un lycée où du harcèlement homophobe a déjà été constaté, et les élèves LGBT+ qui pourraient le soutenir sont fiers de lui claquer la porte au nez
  • L’entretien d’une binarité stricte entre victime et bourreau : J’ai déjà dit plus haut que Ben était aussi une victime. J’ajoute que Nick et Charlie ne sont pas parfaits. Charlie est un très mauvais communiquant, et Nick passe son temps à décider à sa place comment le défendre. Sachant que le principal reproche qu’adresse Charlie à Ben est de « tout contrôler », je ne suis pas sûre que Ben ait totalement tord quand il dit à Nick « Charlie croit que t’es le petit copain idéal, mais t’es exactement comme moi » (Bien sûr, je me sens obligéé de le rappeler : constater cela ne veut pas dire que Ben avait « le droit » de maltraiter Charlie. Il me semble juste important d’admettre que tout le monde a des défauts, y compris les victimes)

Vous me direz : certes, mais dans Heartstopper, cette déshumanisation ne mène pas au harcèlement.

Et pourtant, alors que je faisais des recherches de visuels de Ben pour illustrer cet article, je suis tombéé sur des boutiques Redbubble vendant des produits dérivés d’Heartstopper estampillés « Ben Hope hate club » ou encore « Fuck Ben Hope ».

Ça a l’air anecdotique, mais c’est un mouvement de fans qui a suffisamment d’ampleur pour que l’acteur interprétant Ben (qu’Alice Oseman décrit comme son « incredible friend », source) revendique faire partie de ce club (c’est littéralement sa bio Twitter), et même en être le président. Netflix US assume apparemment la vice-présidence. (source)

Je ne sais pas à quel point c’est du second degré d’aller jusqu’à censurer le nom du personnage, façon « B*n H*pe », comme si ce simple nom pouvait trigger des gens (alors que littéralement c’est un personnage fictif, dont la seule victime connue est toute aussi fictive). Mais j’ai vu des gens s’outrer que l’acteur ai parlé d’un potentiel « arc de rédemption » (qui n’a pas eu lieu).

D’une manière où d’une autre, des gens ont suffisamment antagonisé Ben pour vouloir acheter du merch’ qui revendique leur haine pour un ado bissexuel traumatisé de seize ans.

La « Crush Culture »

Tous les éléments sont donc réunis pour que les personnes désignées comme toxiques soient exclues de la « communauté ».

Reste l’autre versant du problème : qui définit ce qui est toxique ?

Comme on l’a vu, les accusations n’ont pas besoin d’être étayées pour servir de justifications à des directives de type « tu devrais rompre avec cette personne avec qui, pour autant qu’on sache, tout ce passe pourtant très bien ».

Pour mener à l’exclusion d’une personne, c’est donc le jugement de la personne accusatrice qui prime.

Or être LGBT+, queer ou féministe n’immunise pas contre le fait d’avoir des biais, des raisonnements foireux ou plus généralement : de se tromper. L’erreur est humaine, comme on dit. L’erreur, j’ajoute, est d’autant plus facile à commettre qu’on est soi-même marginaliséé, traumatiséé, blesséé. Quand la vie est difficile, tout peut être la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Pas facile, dans ces conditions, de différencier le conflit de l’agression, le trigger du red-flag.

Un exemple de discours nocif est celui autour de l’aromantisme et de l’assexualité (c’est d’ailleurs la nocivité de ces discours qui m’a fait renoncé à ces termes, comme j’en avais déjà parlé dans mon article « Nebulaire » ou dans l’épisode 2 de Cristal Queer consacré au sujet)

Dans « Heartstopper », le sujet de l’aromantisme et de l’assexualité est abordé au travers du personnage d’Isaac : un jeune homme qui se promène avec un livre dans absolument tous les plans où il apparait. A un moment de l’histoire, un autre personnage flirt avec lui, mais arrivé au moment du bisou, Isaac se rend compte que cela ne l’intéresse vraiment pas.

Plus tard, alors qu’il se rend à une exposition d’art queer, il est stoppé net devant une oeuvre : devant lui, des centaines de lettres d’amour, de cœurs découpés, et de cocottes en papier roses sont suspendues dans les airs.

L’artiste qui passe par là lui explique qu’il s’agit d’une représentation du poids des injonctions à se mettre en couple.

[Isaac] De quoi ça parle ?
[l’artiste] Et bien… De mon expérience en tant que personne aromantique et asexuelle, de vivre dans un monde où les histoires d’amour et de sexes sont valorisées plus que tout le reste, sans ressentir d’attirance pour ça. Ça parle de grandir en sentant qu’on n’est pas exactement comme tout le monde, mais sans avoir les mots pour le dire, et puis de trouver la liberté, de ressentir l’euphorie d’être libéré de toutes ces pressions et de toutes ces attentes.
[Heartstopper saison 1 épisode 7]
BDisation de la scène où Isaac contemple l'oeuvre d'art (l'artiste se tien à son coté et n'a pas été représenté ici)

Pour Isaac, c’est un véritable moment d’épiphanie : l’euphorie que l’artiste décrit, il la ressent en même temps qu’on la lui décrit. Enfin, il trouve les mots pour décrire son expérience. Enfin, il ne se sent plus si seul et si bizarre.

La scène est un peu trop « pédagogique », mais ce qui me marque surtout, c’est le choix de musique pour accompagner ce moment de réalisation : il s’agit d’une chanson de Conan Grey intitulée « Crush Culture ».

L’air est très pop, très coloré, entrainant. Le genre de chanson qu’on se surprend à chanter malgré soi tant il rentre bien en tête.

Mais les paroles ne vont pas du tout.

Pour être honnête, c’est au point où je peine à faire la différence entre ce qui est dit dans cette chanson et un discours d’incels.

Le truc c’est que : si t’es aromantique ou ace, et que vraiment être en couple ou faire du sexe ne t’intéresse pas, alors ça devrait pas piquer autant de voir d’autres personnes, de leur coté, en avoir envie.

Là, Conan Grey dit :

I don’t care what you’re sayin’
I don’t wanna participate in your game of manipulation (crush)
And no, I don’t want your sympathy, all this love is suffocating
Just let me be sad and lonely
[Crush Culture  – Conan Grey]

Or jusqu’à présent, les seules personnes que j’avais vu décrire l’amour comme un « répugnant jeu de manipulation » (dont on sort perdant), c’est les incels.

Ce qui est décrit, ce n’est pas quelqu’un qui n’est pas intéressé par le couple, c’est quelqu’un qui crève de jalousie et qui, aigri au possible, décide qu’il préfère rester célibataire, même si cela le rend, de ses propres dires « malheureux et esseulé ». (En anglais, il y a deux mots différents pour parler de la solitude : « lonelyness » pour la solitude que l’on subit, et « solitude » pour celle que l’on choisi. Ici, il n’y a donc pas d’ambiguïté sur le fait que l’isolement est subit. Littéralement : c’est la chanson de quelqu’un qui est célibataire malgré lui, involontairement célibataire, incel. La seule différence étant : il accuse « l’amour » plutôt que « les femmes »)

Plus loin, un autre couplet donne des indications sur les raisons qui lui ont fait renoncer à l’amour : non pas un désintérêt, mais une peur d’être trompé à nouveau parce que les déceptions amoureuses ont été nombreuses.

Oh no don’t look in their eyes
‘Cause that’s how they get you
Kiss you and forget you (crush)
All they feed you is beautiful lies
So hide in the bathroom
‘Til they find someone else (culture)
[Crush Culture  – Conan Grey]

Le message de cette chanson, ce qui fait la « violence » de la « culture du crush », est pour moi contenu dans ce vers : « All this love is suffocating ».

Ce qui dérange l’interprète de « Crush Culture », ce n’est pas le poids des normes sociétales qui le poussent à ce mettre en couple : c’est le fait d’être témoin du bonheur des autres, ceusses qui continuent de s’aimer.

Cela est particulièrement visible dans le clip, puisque le personnage principal vient interrompre les rendez-vous amoureux d’un certain nombre de couples, en déchirant leurs lettres d’amour ou en arrachant leurs bouquets de fleurs.

A un moment du clip, il se dirige d’un air menaçant, AVEC UNE BATTE DE BASEBALL A LA MAIN, prêt à frapper, vers un couple de femmes qui se tiennent la main. Ensuite, il a l’air de se dire « hum, en fait ça va », et il leur sourit, laissant les deux amoureuses perplexes et choquées.

Au final, c’est le seul couple (et il est lesbien) pour lequel le personnage décide de se raviser. (heureusement !)

Mais c’est aussi le seul couple (et il est lesbien) dont l’intégrité physique est menacée (pour les autres, il s’attaque à leurs possessions, à des symboles, pas aux personnes elles-même)

BDisation d'une scène du clip "Crush Culture"

J’aimerais me convaincre que j’exagère : le choix de cette musique est peut-être un malheureux accident. Après tout, le public de « Crush Culture » a l’air aussi constitué de célibataires qui ont besoin d’expurger leur frustration le jour de la saint valentin, et qui ont conscience que ce n’est ni « sain » ni « safe », juste « une manière d’évacuer, façon catharsis » (Et c’est ok, y’a pas de problème à avoir des émotions et à vouloir les exprimer de manière brute, tant qu’on a conscience que c’est ça qu’on fait). Il se peut que les aroace qui ont fait de cette chanson leur hymne n’aient pas bien écouté les paroles, ou pas suffisamment prêté attention à la batte de baseball.

L’ennui, c’est que j’en ai vu IRL, des gens qui faisaient appel à l’argument « c’est violent pour les aroace d’assister à ça » pour empêcher d’autres queers d’avoir des gestes d’affections les uns envers les autres dans des lieux publiques, et particulièrement dans des lieux publiques destinés à accueillir un public LGBT+. On n’est même plus au stade « no kinks at pride » : on parle d’empêcher les gens de s’embrasser, de se faire un câlins ou juste de se tenir la main.

Selon qui parle, et même quand la personne qui parle est LGBT+, queer, féministe, inclusifve, etc… »être un dangereux agressaire contre leaquell il faut mettre le reste du monde en garde », ça peut vouloir dire : être trop flirty, trop bitchy, avoir trop de partenaires, être trop visiblement queer ou trans. Cela peut aussi désigner des personnes qui ont des comportements tout à fait ordinaires mais sur lesquels pèsent des a priori queerphobes (notamment transphobes ou transmisogynes), racistes, validistes, putophobes, serophobe, etc

La normativité « queer »

Alors voilà, je n’ai pas écrit cette article à charge contre « Heartstopper ». C’est une série adorable, pleine de bon sentiments (le couple Elle/Tao est vraiment trop mims), et cela fait plaisir de voir exister des personnages LGBT+ sur une plateforme aussi grosse que Netflix.

Mais c’est une série pour enfants, elle montre la norme projetée, l’idéal que les queer veulent transmettre aux plus jeunes. En creux, elle révèle cette normativité queer dont on ne parle quasi jamais mais qui est bien là, et dont je vois les effets au quotidien. J’espère avoir réussi à vous la rendre un peu plus visible ^^

Si vous avez aimé cet article, vous pouvez me soutenir !

Me faire un don sur Ko-fi

S'abonner par email

Me suivre sur instagram

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *