Sommaire
- Performance de langue
- Aux frontières de l’incommunicabilité
- Altérité et colonialisme
- Influence du verbe
- Bibliographie
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J’avais écrit en 2021 (le temps passe vite) un article/interview sur le neutre dans la fiction dont la conclusion était : « ménageons nous un espace collectif avec de la vie et de la tendresse, où l’on s’autorise à réinventer la langue, le genre, les futurs. »
Sauf qu’inventer des pronoms et accords neutres n’est pas la seule manière de jouer avec la langue. C’en est une parmi d’autres. À titre d’exemple, ou même d’introduction, c’est parfait. La question du neutre grammatical permet de traiter :
- Le besoin qui pousse à inventer/utiliser des néologismes (en l’occurrence : l’envie d’échapper à la binarité masculin/féminin pour décrire une société fictive, pour désigner un pluriel mixte, ou pour respecter la non-binarité d’une personne/d’un personnage)
- Le résultat produit par l’utilisation de ces formes néologiques (est-ce qu’elles remplissent leurs fonctions premières ? Est-ce qu’elles produisent d’autres effets ?)
- La créativités des personnes qui utilisent du neutre grammatical, sachant qu’il y a d’autant plus de libertés qu’aucune forme officielle n’a supplanté les autres
C’est un bon exemple parce qu’il est parlant : il y a un enjeu identifié (celui du genre), et de nombreuses personnes ont expérimenté des choses différentes à ce niveau. Il y a même des études sur la question, qui cherchent à déterminer les effets du « masculin générique » par rapport à d’autres options (qu’elles soient neutres ou juste féminisées). Il est donc possible d’aller assez loin dans l’analyse sans trop se disperser.
Mais peut-être justement parce que l’écriture inclusive est beaucoup débattue, elle a tendance à prendre toute la place.
Parfois, on dit qu’un texte « expérimente avec la langue » parce qu’il contient des formes neutres. Pourtant, au moins en ce qui me concerne (et je ne pense pas être seull dans ce cas), j’ai déjà fait les expérimentations que je voulais par rapport au neutre. Comme dit: j’y consacrais déjà un article il y a trois ans. Depuis, j’ai trouvé une forme qui me convient et que j’utilise à la fois sur mon blog, dans mes conversations privées, et dans mes textes de fictions. Ce n’est certes pas une forme définitive avec des règles gravées dans le marbre, mais ce sont quelques principes que j’applique, principalement basés sur le doublement de lettre à la fin des adjectifs (comme « violett » entre « violet » et « violette », ou « coloréé » entre « coloré » et « colorée ») et des terminaisons en « -aire » pour les noms (comme « autaire » entre « auteur » et « autrice »). À l’heure actuelle, c’est drôle de voir ce qui est repris ou pas par d’autres que moi. Mais pour l’essentiel, quand j’écris au neutre, ce n’est pas « pour expérimenter », c’est par habitude.
Or voilà : j’ai des choses à dire sur le langage qui ne se limitent pas à l’expression grammaticale du genre de mes personnages (même si je me pose toujours cette question), et c’est de cela que j’aimerais parler aujourd’hui.
Le cœur du sujet n’est pas le genre : c’est de réfléchir aux histoires que l’on peut raconter, et aux mots qu’il nous manque peut-être pour y parvenir. Le genre, ce n’est qu’une des innombrables thématiques que l’on peut vouloir aborder par l’écriture, la fiction, la science-fiction.
Performance de langue
Une manière de commencer cet article, peut-être, est de procéder par élimination : définir les contours de mon sujet par ce qui semble l’approche évidente mais que je choisi de laisser de côté.
Quand on parle langage et écriture, on pense d’abord au style. C’est à dire à la poésie des mots, à la manière dont la fluidité et la beauté de leur agencement nous atteint. À une forme donc de performance de langue, qui confine plus à l’artisanat (au sens de maîtrise technique) qu’à l’art (au sens d’expression personnelle et sensible).
Mais le style est « un outil au service de… »
J’aime le commenter s’il est au service de la forme. Mais s’il est au service de lui-même (en mode démonstration / tour de force) même si cela peut m’impressionner ou m’émouvoir, je n’ai pas grand chose à en dire.
Je pense par exemple au fameux épisode de la joute verbale de Caracole dans La Horde du contrevent, d’Alain Damasio : à un moment de l’avancée de la Horde, il leur faut gagner un duel de bons mots pour obtenir l’autorisation de poursuivre leur périple.
En tant que scribe, j’avais demandé, et obtenu, le règlement des joutes. Celui-ci laissait une large part au hasard puisque sur une trentaine d’épreuves potentielles, trois seulement étaient finalement retenues pour le combat […] J’avais persuadé Caracole de lire les minutes des duels précédents de Sélène, je l’avais poussé à étudier son style et ses réparties »
[Alain Damasio, La Horde du contrevent, p.337]
Pendant tout un chapitre donc (et ça déborde même un peu sur le suivant), on observe Caracole et son adversaire se livrer successivement au jeu des « palindromes dialogués » (« engage le jeu que je le gagne » dit Sèlène, et la phrase peut se lire à l’envers), des « monovoyelles en O » (« Ô Sov, ô mon Golgoth [pratique que deux de ces compagnons aient des prénoms en o] Proposons ! Fonçons ! Go! Dosons long nos solos d’or blond, ponçons nos borts oblongs, rocs dont sont forclos nos donjons ! » lance Caracole au début de la deuxième épreuve) et des « vers libres pourvus qu’ils contiennent une syllabe donnée » (En l’occurrence « fou » puis « car », « Oui, je rime à la foudre – à la fougue – sans garde-fou – Je fourbis mes larmes » entame Caracole qui a pu choisir la nature de ce dernier affrontement).
C’est clairement impressionnant, comme tour de force Oulipien. Mais c’est justement le seul but de l’exercice : impressionner, et par là montrer combien les membres de la Horde sont cools (l’idée c’est que leur maitrise de la langue prouve leurs habilités créatives et donc leur potentiel à s’adapter aux vents et à remonter jusqu’à leur source : but de leur périple).
Évidemment, je n’ai pas choisi cet exemple tout à fait par hasard (J’aurais pu prendre n’importe quel texte d’Oulipo, mettons La disparition de George Perec).
En fait, en le lisant avec le recul, il est assez symptomatique de la vision que l’auteur a de la langue, et qu’il développe dans d’autres textes ainsi que dans diverses prises de paroles publiques : les mots seraient des outils que seules certaines personnes pourraient bien utiliser. Damasio va même plus loin : les mots pourraient être possédés par certainns au détriment des autres.
Comme toujours c’est un combat lexical mais qui trahi ou cache un combat des imaginaires. Et effectivement le terme « vivant » qui était presque une révélation il y a quatre-cinq ans, peut-être, notamment grâce au texte de Baptiste Morizot… il est devenu hégémonique. C’est à dire qu’il a été recyclé, il a été récupéré, on le voit même sur des affiches de startup, etc.
[Alain Damasio : Et si on battait le capitalisme sur le terrain du désir ?, interview réalisée par mediapart dans le cadre du festival d’Avignon, avec comme point de départ le texte Immunité partout, Humanité nulle part publié dans la revue le crieur]
Cette idée, il l’exprimait déjà dès 2002 dans sa nouvelle « Les Hauts® Parleurs® » (reparue en 2012 dans son recueil Aucun souvenir assez solide).
Dans ce texte, on découvre une société futuriste dystopique où il faut payer des royalties pour utiliser des mots (à moins de puiser dans un registre gratuit extrêmement restreint, ou bien d’inventer les siens, par néologisme et par torsion).
Je lisais les écrivains « gratuits » qui n’utilisaient, fiérots, que le corpus des mille mots libres de droit que la France, par exception culturelle, était parvenue à extraire du champ d’application de la loi Sharush.
[Alain Damasio, « Les Hauts® Parleurs® », dans Aucun souvenir assez solide, p.21]
Dans ce contexte, on suit des personnages vivant dans la zone 17, étant parvenus à établir un « corpus 17 », et un personnage en particulier, dont le but dans la vie est de devenir propriétaire du mot « chat » (il finit par exprimer publiquement son indignation en utilisant tous les mots utiles, incluant 267 mots payants, ce qui lui vaut de contracter une dette parfaitement insolvable de 17 million).
Sauf que la langue ne marche pas comme ça.
Je veux dire : bien sûr il y a des enjeux de pouvoirs liés aux mots, à la manière dont ils sont utilisés pour connoter des discours et donc influer l’opinion : C’est ce qui arrive par exemple quand, le 29 février, le magazine Libération titre sa une « Gaza – 30 000 morts » comme si ces trente milles gazaouis étaient juste « mortts » et pas sciemment assassinéés par l’armée israélienne et sa politique génocidaire. Mais justement dans cet exemple (et dans d’autres similaires, comme le fait de décrire les responsables d’attentats comme des « terroristes » quand ils sont racisés VS des « fous » quand ils sont blancs, ou comme le fait de décrire les féminicides comme des « crimes passionnels »), ce que fait le système capitaliste (et raciste, et sexiste, etc) ce n’est pas « voler des mots », c’est imposer les siens.
Dans d’autres cas, oui, des mots peuvent être réappropriés et détournés.
C’est typiquement quelque chose que l’on a pu observer ces dernières années avec le mot « trigger ». À l’origine, il a été importé de l’anglais pour désigner une réponse traumatique intense : quelque chose (qui peut être anecdotique en apparence) fait ressurgir tous les souvenirs d’une violence extrême, et cela place la personne dans le même état de détresse que si elle revivait la violence en question (alors que potentiellement elle a juste entendu un son random qui a agit comme la pire madeleine de Proust). Mais très vite, le mot a été utilisé en dehors de son cadre d’application, pour insister sur « je ressens des émotions négatives » sans pour autant que l’intensité des émotions en question soit de l’ordre d’un trigger. Petit à petit, on a vu des gens dire « je suis trigger » pour exprimer avec emphase le fait qu’iels étaient mal à l’aise, ou en colère, ou agacéés.
C’est un processus qui peut être vu comme embêtant (car en effet, cela fait perdre la spécificité du mot, et les personnes qui sont vraiment trigger n’ont plus de moyens instantané de dire qu’elles sont littéralement en train de revivre leurs traumatismes, et pas juste figurativement saoulées par une remarque déplacée), mais qu’on le déplore ou pas, cela reste un processus naturel de l’évolution de la langue.
Par ailleurs, le glissement sémantique n’est pas opéré de l’extérieur, par des agents sournois qui viendraient voler le mot.
Ce sont les personnes traumatisées elles-mêmes qui en premier, pour la blague (car l’humour est un excellent moyen de dédramatiser des situations horribles, et donc de survivre) ont utilisé le mot « trigger » dans des contextes qui ne correspondent pas tout à fait à la définition.
Quand le reste du monde finit par se saisir du mot, c’est parce qu’il l’a vu utilisé dans ces autres contextes alternatifs (dans lesquels il a pu se reconnaître, alors qu’il ne se reconnaissait pas nécessairement dans les expériences liées aux PTSD).
Alors oui, la définition d’un « trigger » a finit par glisser (l’autre jour je regardais une émission sur la RTBF où le mot était défini dans un encart comme « me trigger = me mettre en colère »), mais je suis a peu près sûrr que ledit glissement précède la réappropriation du terme par des personnes non traumatisées.
Au final, tout ceci n’est qu’une preuve que notre langue est… vivante (je trouve extrêmement drôle que le défenseur autoproclamé du Vivant ne l’ai pas compris). Il y a des milliers de mots qu’on utilise quotidiennement avec un sens qui ne colle pas à leur définition stricte. On dit « je suis énervéé » alors qu’on ne nous a arraché aucun nerf, on dit « ça m’a saouléé » alors qu’on n’a pas bu une goutte d’alcool, on dit « je suis en PLS » alors qu’on est debout, etc… Y’a rien de choquant en soi : à l’exception des rares cas où il y a un dessein clair de créer une confusion (souvent à des fins politiques, comme quand les militants d’extrême-droite se victimisent en traitant les journalistes de « collabo », source : une vidéo insta qui observe brièvement le phénomène), on est capable d’utiliser le contexte pour savoir si un mot est à prendre littéralement ou figurativement.
Par contre, et c’est là qu’on en revient à Damasio, présenter le langage comme un bastion à défendre contre les assauts du capitalisme, ce n’est pas neutre, politiquement. Cela implique que le langage a ses défenseurs : ses hauts parleurs, ses troubadours, ses artistes.
Dans la vision que Damasio présente, ce ne sont pas les habitantts de la zone 17 qui réinventent un langage libre, se sont ses artistes virtuoses : une élite anticapitaliste s’il en est, constituée de « Caracoles » frimeurs (ce n’est pas moi qui le dit) à qui il convient de donner des titres de noblesse (ce n’est pas moi non plus qui les attribue).
— Oyez! Permettez-moi d’introduire devant vous, nobles Tourangeaux, son Altesse Jovialisime, le Prince du Pharinx, Grand-Duc de Fatrasie, Haut-Parleur, Chevalier émérite des Lettres de l’Alphabet, barde, bateleur et saltimbanque, Grand Rhéteur Hérétique du Haut-Lexique, vice-grammairien, Escamoteur à ses heures, Prêcheur à la ligne, Chasseur de signe, Frimeur, phraseur, rimeur, Poète pourtant, Esthète du Bon Son et parfois même troubadour – accueillez comme il se doit, des pieds et des mains, le moins sobre des arlequins – j’ai nommé Caracole, de la Horde du neuvième Golgoth.
[Alain Damasio, La Horde du contrevent, p.335]
Au final, la complexité des dynamiques de la langue est effacée au profit d’une quête méritocratique : l’usage des mots devrait revenir à ses héros, et non plus aux entreprises capitalistes. Mais dans la vie, la plupart des gens ne sont ni « héroïs de la langue, nobles autaires et poètes révoltéés, accrobates du verbe digne du respect et de l’admiration de toustes », ni « riches entreprenaires capitalistes détenant à euls-seulls la moitié des ressources de ce monde ». On est juste des gens, réduitts dans la vision de Damasio à la condition de spectataires ou de victimes passives.
Cela est particulièrement flagrant dans une autre nouvelle d’Aucun souvenir assez solide : « So phare away ».
C’est un texte que j’avais adoré en 2017, année où je l’ai lu pour la première fois.
On y découvre une ville régulièrement enfouie sous des marrées d’asphalte. Au dessus, dans « la nappe », des lampistes communiquent et émettent avec la lumière de leurs phares. Problème : iels sont devenuus trop nombreuxes, et « trois diffuseurs surréquipés, agressifs et crétins [accaparent] 80% de la luminance de la nappe avec leurs spots, leurs lasers et leurs projecteurs de défense anti-aérienne » (p.160).
Dans ce contexte, les personnages (toustes des lampistes) se désolent de la dégradation de leurs conditions de vie.
PHARE-NIENTE : Lorsque la ville a été fondée, nous étions douze. Douze phares. Avec ce privilège, cette magnifique responsabilité de pouvoir émettre dans un noir nu. Nous nous étions réparti les heures de diffusion. Quand on ouvrait le pinceau, les ténèbres étaient comme fendues en deux. Les immeubles éteignaient leurs lampes, on n’éclairait parfois qu’une avenue, parfois l’océan, sans rien chercher à signifier, pour la splendeur des reflets sur l’asphalte, parce qu’une femme seule marchait à la lisière des vagues. Et puis on parlait de la ville. […] La lumière, ainsi calculée et dosée, il me semble qu’elle prenait un sens. Aujourd’hui, je ne sais pas bien ce que voient les autres. Les gens s’expriment, hein, bien sûr. Se copient souvent, se décodent et se décalquent. Ils jettent leurs lueurs personnelles. Express your moi, be yourself – comme tout le monde. [Moi, j’ai peint un texte qui] dit que dans un monde où tout le monde croit devoir s’exprimer, il n’y a plus d’illumination possible. Rien ne peut être éclairé dans la luminance totale. […] Ce qui me terrifie, ce n’est pas ce chaos de clarté qui brouille la ville comme une avalanche de soleils. C’est qu’il n’y ait plus nulle part aucune ombre. Tout est férocement surexposé. Mais rien n’est posé. Ni tranché.
[Alain Damasio, « So phare away », dans Aucun souvenir assez solide, p.161]
En surface, il s’agit d’une critique de la domination des grands médias, de la centralisation des moyens de production journalistique et artistique par quelques actaires qui peuvent décider quels projets seront financés et lesquels ne le seront pas, de la surproduction et de l’omniprésence de la publicité.
Mais quand on regarde de plus près, dans la manière même dont la métaphore est construite, on est pousséés à conclure que la démocratisation de l’accès à la parole est aussi un problème : il faut bien que certainns restent dans l’ombre pour que les autres puissent briller !
La faute est placée sur « La Gouvernance » :
FARRAGO : Elle fit bâtir des phares commerciaux, offrit des licences aux plubliciteurs et créa Pharinx et Ophare, les diffuseurs ignobles. En contrepartie, elle proposa une démocratisation. Manière subtile, aussi, de diluer l’influence des pionniers sur la nappe. Ils avaient inventé les codes, les langages, les relais, la structure même de la nappe, ils se retrouvèrent isolés et noyés dans une luminescence « populaire » secrètement récupérée et reformatée par les diffuseurs. [Au] bout du processus c’est donc la Gouvernance qui, sous couvert de démocratie d’expression, réimposes sa grille d’émission et d’écoute, non plus sur une nappe, mais sur un brouillard commode de lux dont on lui sait gré de filtrer pour nous, fatigués de la rétine, la lumière visible…
[Alain Damasion, « So phare away », Dans Aucun souvenir assez solide, p.201]
Mais c’est le système même qui pose problème : se sont les lampistes qui ont inventé un système de communication qui ne fonctionne que si très peu de monde l’utilise. C’est un mode d’échange particulièrement hiérarchique : une élite émet, le reste du monde reçoit. Douze phares pour toute une ville.
Au final, les lampistes sont surtout déconfits d’avoir perdu leurs privilèges, et d’être soumis aux règles d’un plus gros poisson qui ne partage ni leurs ambitions artistiques ni leurs vues politiques.
Et encore : rien ne les empêche de retrouver leur position d’antan, en accédant à un espace pas encore saturé, dans lequel iels pourraient à nouveau émettre dans le noir. S’élever encore plus haut, puisque la marrée (d’asphalte) monte.
PHARE-NIENTE : Le Gouvernance annonce des phares de 400 mètres pour former une seconde nappe – l’Étoffe – nette et désaturée. […] « Des messages clairs pour un monde clair », voilà ce qu’ils vendent à ceux qui pourront se payer une vie à 400 mètres de haut. La circulation se fera en dirigeable et en autogyre. Communication lumineuse réduite : on utilisera beaucoup drapeaux, banières et tissus.
[Alain Damasio, « So phare away », Dans Aucun souvenir assez solide, p.169]
Tous les lampistes ne sont pas invitéés à rejoindre cette élite reconstituée (la candidature de Phare-niente, qui revendique de ne plus émettre tant il est saoulé par la saturation, n’a pas été retenue), mais les « meilleurrs » (comme Sofia qui reçoit une invitation) le sont. Les « meilleurrs », ce sont des personnes de l’ancienne élite triéés sur le volet selon des critères prédéfinis : il fallait déjà posséder son phare pour que les émissions puissent être analysées.
— Ils scannent les phares depuis six mois. Ils font des mesures. Ils calculent les ratios « émission/traduction » pour savoir qui émet utile et qui balance du lux. Sur ce critère là, j’ai eu d’excellent ratios.
[Alain Damasio, « So phare away », Dans Aucun souvenir assez solide, p.175]
L’offre d’élévation est tentante, mais puisqu’elle implique de signer un contrat avec la Gouvernance, les lampistes ont tendance à considérer que l’accepter serait une trahison. Pourtant, factuellement, iels ne feraient que retrouver la position dont iels sont nostalgiques.
À un moment donné j’ai repensé à cette nouvelle en me disant : attends, mais en fait, dans ce texte, je ne suis pas unn vaillantt lampiste. Je suis une de ces personnes au volant de leur voiture ou confinée dans un appartement cubique d’un immeuble anonyme, noyée par l’asphalte à chaque marrée. Je n’ai pas de phare, seulement ceux de ma bagnole, ou bien une lampe de poche à coller contre ma ville. Et je ne peux qu’espérer qu’un lampiste généreux, une star qui se gargarisera de sa bonne action, décide de rediffuser ma lueur (en la reformulant, of course, puisqu’il faut interprêter et insuffler sa propre sensibilité créatrice, le copié-collé est haïssable).
Bref il y a un fond de vérité dans les constats (bien sûr, il faut parler de la surproduction, de l’hégémonie culturelle de quelques grands groupes/actionnaires/multimilliardaires, de l’accaparement de nos attentions par la publicité), mais la solution n’est pas « changer l’élite pour qu’elle soit intellectuelle et artistique plutôt que capitaliste ».
Il faut en finir avec l’élitisme.
Il n’existe pas des personnes incroyablement talentueuses qui peuvent, seules, parler de tout avec justesse, sensibilité et pertinence.
Il y a par contre des milliers de gens, chacunn avec une voix unique, et il s’agit de trouver comment faire en sorte que ce ne soit pas toujours les mêmes profils, avec toujours les mêmes histoires et les mêmes mots, qui s’expriment.
Or le style, quand il n’est au service que de lui-même, me fait parfois cette impression de « mise en lumière de la verve supérieure de l’autaire, en contraste avec le parler ordinaire du lectorat ».
C’est beau, c’est impressionnant, mais je ne peux pas m’empêcher devant les démonstrations d’éloquence et autres étalages de vocabulaire savant, de penser à ces lampistes de « So phare away » qui rêvent du contraste sublime de leurs lumières dans le noir absolu de la nuit.
Je n’ai rien contre les performances de langue. Mais au delà d’un « whaou ! » je n’ai pas grand chose à en dire.
Ce n’est pas sur cet aspect que je veux concentrer mes éloges (ou mes critiques, d’ailleurs).
De toutes les critiques qu’on peut faire à Damasio, on ne peut certes pas lui reprocher d’être apolitique. Il a une politique pleine d’angles morts, certes. Mais il ne cache pas que ces textes lui servent à défendre ses idées.
Aussi aurais-je pu, dans cette première partie, choisir plutôt de parler d’unn autre autaire, qui ne revendique rien de particulier.
J’avais même le texte idéal pour cela.
Dans le cadre de la préparation de cet article, j’ai fait l’acquisition de la novela Traduction vers le rose d’Esmée Dubois. Le titre m’évoquait l’essai de Noémie Grunenwald Sur les bouts de la langue : traduire en féministe/s. Je me disais qu’il serait peut-être question de langage, de la manière dont on rend compréhensibles des mots et des concepts issus de (voir inhérents à) la marge (en l’occurrence une marge féministe), le tout dans un texte de science fiction. J’étais particulièrement hypéé.
Au début de la lecture, mon enthousiasme n’a pas décru. On était introduitts dans un univers onirique, où les plantes peuvent saisir les paroles et les retenir dans leurs racines.
Mais très vite j’ai compris que le rose ne fait absolument pas référence au féminisme (en même temps, my bad, c’est moi qui l’avait lu comme ça sur base de rien du tout xD), et que par ailleurs, il n’est pas non plus tellement question des mots.
« Traduire en rose » c’est juste une manière de dire « effectuer cet acte magique que seuls quelques personnages peuvent effectuer, qui consiste à transformer le froid en chaleur ». Cet acte, coûteux (celles qui s’en chargent y laissent leur santé mentale, et leur santé physique aussi d’ailleurs) mais nécessaire (si personne ne traduit en rose, alors le froid se répandra dans le royaume de Sable et tuera toute la population), implique effectivement d’utiliser des mots. Mais la nature des mots utilisés n’a aucune importance.
Peu importe ce qu’écrit la traductrice, pour peu qu’elle écrive, le froid se traduit en chaud (on nous explique à un moment qu’elle essaie de décrire le froid alors qu’elle-même y est insensible, et que donc elle n’est même pas en capacité de comprendre ce qu’elle note consciencieusement sur son papier peint rose)
De manière méta, c’est presque une représentation parfaite de « écrire pour écrire » : on observe un personnage qui écrit, pas la portée de ses mots.
Interviewée, l’autrice explicite d’ailleurs elle-même que les écrits de son personnage ne l’intéressent pas. La dimension politique de l’intrigue n’est venue qu’après (ce qui, pour être honnête, se sent un peu).
J’ai d’abord vu une femme écrivant seule et recluse, non par choix mais parce que c’était sa fonction, son devoir. […] J’étais intriguée par cette scène, dans laquelle la création artistique est une obligation sociale et non un acte émancipateur ; alors, par curiosité, j’ai écrit ce que cette femme écrivait. Ce faisant, j’ai découvert que, contrairement à ce que je croyais, sa société la forçait à utiliser un certain papier de couleur rose, une sorte de support matériel officiel de la littérature d’État (le fameux papier peint), mais qu’elle était libre d’écrire, là-dessus, tout ce qu’elle voulait.
Et puis ce qu’elle écrivait ne m’intéressait pas tellement, jusqu’au moment où elle a commencé à expliquer pourquoi elle en était là, comment elle avait perdu son œil, pourquoi on attendait d’elle qu’elle écrive sur ce papier rose, ce qui faisait qu’elle a été choisie pour cette tâche. […]Le fait d’être, en tant que femme, forcée de rester à l’intérieur d’une maison pour accomplir un devoir, fait partie des images les plus terrifiantes pour moi. J’ai voulu donner à ressentir cette terreur de l’enfermement, qui est la mienne en tant qu’adulte, mais aussi la peur que j’ai, depuis l’enfance, que tout ce qu’il y a à créer soit, un jour, fatalement, créé – qu’il ne reste plus aucune nouvelle mélodie à composer, plus aucun nouveau texte à écrire, que tout acte de création ne soit plus qu’un devoir ou qu’un geste mimétique, hommage à notre humanité perdue – comme de remettre machinalement une mèche derrière son oreille alors qu’on est chauve depuis dix ans.
[…][Je] suis partie du détail pour dézoomer, ensuite, petit à petit, jusqu’à comprendre de quoi il retournait, je n’ai découvert que tardivement l’histoire coloniale qui se cache derrière les pratiques politiques et culturelles du Pays de Sable.
[Esmée Dubois, extraits de son interview sur le site de 1115]
Pour moi, Traduction vers le rose est un texte uniquement poétique (Ce n’est pas un mal en soi, évidemment. Il marche très bien à ce niveau là).
Ce n’est pas un hasard si je dis qu’il est visible que la dimension politique est un ajout tardif : On apprend, deux chapitres avant la fin, que l’extinction du Pays de Sables n’est pas accidentelle. Il s’agit en fait d’un génocide perpétré par les Grusiennes, le peuple d’à côté qui n’a trouvé que cette solution extrême pour luter contre la colonisation.
Sauf que l’idée que le Pays de Sable a colonisé les Grusiennes ne fait pas sens : il n’y avait absolument aucun échange entre les deux peuples !
D’un côté, les Grusiennes doivent ruser pour apprendre la langue de Sable, gardée comme un trésor (elles ont dû chercher « une enfant suffisamment malheureuse pour que l’envie lui prenne de trahir son peuple en nous apprenant sa langue », nous explique-t-on p.100). De l’autre, le Pays de Sable était persuadé que le grusien était une langue morte (pour punir la jeune reine, nous disait-on p.16, on « la forçait à apprendre par cœur des listes colossales de vocabulaire grusien, langue qu’on croyait morte à l’époque »)
Comment le peuple de Sable a-t-il pu « opprimer les Grusiennes depuis trois siècles » (p.100) et se servir d’elles comme « vivier d’esclaves » (p.102) sans jamais 1. entendre leurs captives parler grusien ou 2. avoir tenté de supplanter le grusien avec leur propre langue en mode génocide culturel ?
L’impression que cela me donne, c’est que cette histoire de colonisation est du total bullshit de la part des Grusiennes, qui cherchent juste une raison de « justifier » leurs politiques génocidaires vis-à-vis du Pays de Sable.
En vrai, lu comme ça, c’est extrêmement intéressant : pour créer le froid qui tue leurs voisines, et qui ne les épargne pas non plus, il a d’abord fallu que les Grusiennes s’insensibilisent (car 1. seules les insensibles peuvent traduire le froid en chaud ou le chaud en froid et 2. seules les insensibles peuvent survivre au froid)
Nul ne saura jamais comment ma mère Ghénovèfe réussit à faire de nous toutes des Insensibles et comment nous faisons, encore aujourd’hui, à chaque naissance, pour rendre insensibles toutes les nouvelles nées grusiennes
[Esmée Dubois, Traduction vers le rose, p.103]
Mais je suis quasiment sûrr que cette interprétation est accidentelle (au sens où c’est moi qui la projette parce que j’ai en tête le génocide en cours actuellement en Palestine, perpétré par l’Etat Israëlien). Quand on lui demande ce sur quoi elle s’est renseignée pour écrire son texte, elle ne répond d’ailleurs pas « la colonisation » mais :
Je n’ai pas souvent eu très froid, dans ma vie ; j’ai une bonne doublure et de solides godillots fourrés. Originaire du Gard et légèrement éco-anxieuse, je crains plutôt la chaleur, le demi-sommeil où elle nous plonge, les colères qu’elle exacerbe, son côté inéluctable– comme dans le film Do the right thing, de Spike Lee. Je me rappelle avoir dû faire d’énormes efforts, même physiques, au cours de l’écriture de ce texte, pour imaginer les conséquences physiologiques et psychologiques d’un froid palpable, nuisible, envahissant, inaccoutumé.
[Esmée Dubois, extraits de son interview sur le site de 1115]
Bref : j’avais matière à parler d’un texte centré sur sa forme, et peu intéressé par son fond.
Mais en vérité, je trouve aussi extrêmement intéressant que même les personnes réputées pour leurs engagements puissent en venir à laisser leur style prendre toute la place.
C’est quelque chose qui est d’ailleurs souvent reproché aux cherchaires (sociologues ou philosophes ou autres spécialistes des sciences dites « molles ») : parfois, iels ont besoin de mots extrêmement spécifiques pour atteindre le degré de nuance qu’iels désirent apporter à leurs analyses. Deleuze et Guatari définissent d’ailleurs la philosophie comme « l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts” (source : résumé du livre Qu’est-ce que la philosophie sur le site de Multitudes), concepts qu’il s’agit donc aussi de pouvoir nommer.
Mais parfois, habituéés au phrasé universitaire, les cherchaires peinent à s’en défaire y compris dans des contextes qui ne le requièrent pas (ce qui pose la question de la vulgarisation, notamment).
Et parfois, cette langue académique devient aussi un argument d’autorité à part entière : une manière de signifier « je suis intelligentt, regardez, je suis capable de formuler ma pensée de manière excessivement compliquée » (alors que « l’intelligence », pour autant que ce concept ait du sens, c’est aussi pouvoir faire preuve de clarté).
Récemment, j’ai été marquéé par une préface écrite par Virginie Despentes et Paul Preciado pour l’essai Devenir chienne de Itziar Ziga. L’autrice y est présentée en ces termes :
Itziar Ziga est une drag-bitch, une chienne travestie, une biofemme capable de produire une version pute de la féminité, non pas comme artifice théâtral (la mise en scène coûte assez cher aux autres comme ça !) mais comme stratégie de guérilla.
[Paul Preciado & Viriginie Despente, préface à Devenir chienne]
Ce qui me frappe, c’est à quel point un tel enthousiasme lyrique a peu de sens pour décrire une personne. Que cela décrive son travail, l’effet qu’il produit, ma foi, soit. Mais j’ai l’impression ici que la volonté d’éloge total flirte avec la déshumanisation : L’autrice ne serait plus une personne, mais un être exceptionnel et décadent, une figure que l’on admire pour sa performance irrévérencieuse d’une féminité « pute ».
Et puis, comme la verve nous emporte (ou nous perd), on ne s’attache plus vraiment au fond.
Qu’est-ce que ça veut dire « biofemme » ? En quoi est-ce différent des étiquettes « femmes biologiques » revendiquée par les TERFs ou « afab » revendiquée par le TERQs ? Et pourquoi la performance « pute » de la féminité ne pourrait-elle être « une stratégie de guérilla » pour une « biofemme », alors qu’elle reste un « artifice théâtral » qui « coûte assez cher aux autres » ?
Bref, en vérité je suis loin d’être insensible au style.
Mais à bien y réfléchir, je crois, le style que je préfère est celui qui s’efface au profit du fond (ce qui ne m’empêche pas, vous noterez, de bosser parfois avec des contraintes de types oulipiennes quand le cœur m’en dit)
C’est à dire que j’aime les textes qui osent être moins narratifs pour servir leur propos.
Par exemple, dans Lecture facile de Cristina Morales, un des personnages écrit son histoire en FALC (Facile À Lire et à Comprendre) pour qu’elle soit accessible à toustes : sans mots compliqués (du moins : avec une définition pour chaque mot compliqué utilisé) et avec des phrases très simples. Le résultat c’est que… ce n’est pas fluide du tout : quand on connait déjà les mots employés par le personnage, toutes les définitions données ne sont que des digressions qui alourdissent le texte. Mais formellement, dans un roman qui parle de la manière dont la société traite les personnes diagnostiquées « déficientes intellectuelles », cela crée un effet qui sert le récit.
Quand on écrit en lecture facile, il faut expliquer tous les mots qu’on pense et que les gens ne vont pas comprendre parce qu’ils sont compliqué ou mal connus
[Cristina Morales, Lecture Facile, p.71]
Sinon, je suis particulièrement friandes des textes qui parviennent à rendre une certaine oralité, une fluidité de la pensée chaotique. Des styles que l’on remarque à peine, que, d’ailleurs, je remarque surtout dans les moments de silence : via la ponctuation.
J’ai mis des points d’exclamation dans les marges de Lecture facile devant un passage qui utilisait les parenthèses pour rendre l’exactitude des paroles (p.20 « quand tu as arrêté la chorégraphie (elle n’a pas dit chorégraphie, mais danse). Tu exagères. Tu es incapable de la moindre empathie (elle n’a pas dit ça, mais l « t’es incapable de te mettre et la place des autres, et pis t’es égoïste) »). Je me souviens encore de l’usage du saut de page par Stéphanie Meyer dans le deuxième tome de Twlight (si si : quand Bella est en dépression suite à sa rupture avec Edward, et qu’elle vit à peine, le passage monotone du temps est habilement rendu par une succession de pages sur lesquelles ne sont écrit qu’un seul mot : celui du mois en cours). Je garderai toujours l’influence de l’usage de l’italique par NK Jemisin dans La trilogie de la Terre Fracturée (qui sert à mettre l’emphase sur certains mots. Je n’avais jamais vu ça en fiction avant, et j’ai totalement commencé à le faire moi-même ensuite). J’ai beaucoup de tendresse pour l’absence de pronom personnel sujet dans La Consolente d’Anna Gavalda (ce qui rend très très bien la litanie d’une pensée chaotique). J’ai beaucoup aimé la narration de Fille, Femme, Autre de Bernadine Evaristo, qui n’utilise ni point ni majuscule (je pense honnêtement qu’à ce stade c’est juste mon intérêt spé sur la ponctuation qui a été conquis xD. Faut dire que j’avais moi-même écrit un texte sans autre ponctuation que le retour à la ligne. Il a été publié dans Galaxie mais il est aussi dispo sur mon site ici).
Mais justement parce qu’il s’efface, je n’ai pas (encore) trouvé de quelle manière en parler bien.
Ce qui m’intéresse ici, donc, c’est moins l’observation du style et de ses effets, que le langage comme thème à part entière. Un regard presque méta, via les mots, sur les mots eux-mêmes : de l’incommunicabilité aux utopies quasi télépathiques.
Aux frontières de l’incommunicabilité
À l’inverse de la performance de langue, où l’on joue avec l’outil pour en étendre au maximum ses possibilités, il y a la langue restreinte à ses fonctions les plus basiques.
En linguistique, il faut plusieurs éléments pour qu’un code (au sens d’un ensemble de signes qui associent un signifié et un signifiant, avec des règles pour agencer ces signes les uns avec les autres) soit une langue (et pas, disons, un langage informatique ou un code de communication basique de type « danse des abeilles pour indiquer où sont les fleurs »). Les règles qui fixent ce qui compte ou non comme « une langue à part entière » sont sûrement injustes puisqu’elles ont été pensées pour englober les langues humaines (toutes) et exclure les systèmes de communication animales (tous). Reste qu’elles définissent une frontière floue qu’il est intéressant d’aller explorer.
Si je résume brièvement, l’idée est qu’une langue est doté d’une double articulation : celle des phonèmes (qui n’ont pas de sens mais qu’on assemblent pour en créer un. Par exemple, dans le mot « mon », les sons « m » et « on » ne veulent rien dire pris séparément, mais c’est en les juxtaposant qu’on obtient un signe qui, lui, a du sens), et celles des signes (c’est à dire des plus petites unités de sens, que l’on peut aussi assembler ensemble pour constituer une infinité de phrases).
C’est cette double articulation qui, d’après les théories linguistiques (du moins d’après les théories linguistiques que des chercheurs en sciences cognitives m’ont présentées en école d’ingé parce qu’iels les utilisaient dans leurs travaux de recherche) à partir d’un nombre restreint de phonèmes (il y en a 36 en français) permet virtuellement à une langue d’exprimer une infinité d’idées (ces idées pouvant être rangées en différentes catégories qui peuvent servir de mètre-étalon de ce qui constitue une langue. Par exemple : on attend d’une langue qu’elle puisse produire un discours méta sur elle-même).
Or donc : les langues naturelles (comme le français ou le chinois, par opposition aux langues construites comme le klingon ou l’esperanto) possèdent toutes ces propriétés.
Mais pour traiter d’incommunicabilité, il peut être intéressant de laisser aux personnages des outils tronqués, avec lesquels iels sont contraints de bidouiller.
Plus précisément, si l’on distingue (comme le linguiste Ferdinand de Saussure) le langage, la langue et la parole (qui sont respectivement « la capacité à », « l’outil/code » et « l’acte »), on trouve des exemples de personnages qui, bien qu’aptes au langage, et même locutaires d’une même langue/code, trébuchent au moment d’extérioriser leur parole.
Comment faire quand on sait ce qu’on voudrait exprimer, qu’on a une langue a disposition, mais que la langue en question semble (du moins à première vue) insuffisante pour exprimer correctement l’idée que l’on a en tête ?
Pour des raisons géopolitique, la question se pose par exemple dans Les Oiseaux du temps (C’est ainsi que tu perds la guerre du temps, si on choisit une traduction plus littérale du titre) d’Amal El-Mohtar et Max Gladstone.
On y découvre deux combattantes (c’est accordé au masculin sur la 4e de couv, sûrement pour accorder avec leurs noms qui sont deux couleurs : Rouge et Bleu, mais c’est des femmes alors je trouve plus correct d’accorder au féminin) qui s’envoient des lettres en pleine guerre temporelle. Sauf que, puisqu’elles appartiennent à deux camps ennemis, leurs échanges sont interdits, et il leur faut trouver des moyens détournés d’échanger leurs missives.
Elles le font en utilisant les modalités même du conflit qui les oppose, étalé à travers des siècles. Elles laissent des messages à travers le temps.
La lettre commence au cœur de l’arbre. Les cernes, de plus en plus fins à cet endroit, forment des symboles dans un alphabet que personne ici ne connaît à part Rouge. Les mots sont petits, parfois effacés, mais quand même : dix ans par ligne de texte, et les lignes sont nombreuses. Cartographier les racines, déposer ou drainer les nutriments, année après année ; la rédaction du message a du prendre un siècle. Des légendes locales évoquent peut-être une fée ou une déesse de givre aperçue en ces bois, l’espace d’un instant, avant de disparaître.
[Amal El-Mohtar & Max Gladstone, Les Oiseaux du temps, p.39]
C’est une idée que l’on retrouve aussi dans Voyage a Ravicka de la poétesse Renée Gladman. L’héroïne, voyageuse et linguiste, se rend à Ravicka, ville qui se trouve être en proie à une étrange crise.
Tout le long du récit, on la voit galérer à s’exprimer, elle qui parle pourtant le ravic, car si elle connait les mots, elle a plus de mal avec les gestes qui les accompagnent :
Mon accent n’était pas mauvais à ce moment-là ; je savais qu’on me comprendrait. Sauf qu’il y avait un geste à effectuer quand on pénétrait dans un lieu déjà occupé par d’autres. Quelque chose situé entre le « bonjour », « pardon », et « félicitations, je suis ici », sauf que je ne me souvenais pas duquel il s’agissait. […] Si seulement le voyage revenait simplement à mettre en valeur ses talents linguistiques, si seulement ça n’exigeait pas en plus un certain engagement corporel, comme chanter ou danser – je crois qu’à l’heure qu’il est je serais cosmopolite.
[Renée Gladman, Voyage à Ravicka, p.32]
J’aime ce livre parce que plus qu’une langue mi-orale mi-gestuelle (un genre de mixte du français et de la LSF), j’y vois une langue dans un contexte culturelle où l’importance du « non-verbal » est exacerbée.
Or le non verbal, chez nous aussi, il est de fait extrêmement important. Si je dis « Mais ça va pas ! » en tapant du point sur la table et avec une voix agressive, ça ne veut pas du tout dire la même chose que si je dis « Mais ça va pas ! » en me tenant les côtes tellement je me tords de rire. Pourtant dans la ligne de dialogue, ce sont les mêmes mots.
Cette idée de la difficulté de retranscription est peut-être mieux encore rendue dans un passage au milieu du livre, quand l’héroïne rencontre un personnage qui se présente en disant « Je m’appelle (elle relâcha une bouffée d’air) » (je trouve ça génial, j’aurais premier degré pu choisi ça comme 2e prénom mais pas plus que l’héroïne je n’aurais su comment l’écrire) et qui parle en utilisant son souffle plutôt que des sons.
Et si je devais écrire cette description dans la langue de ces gens cachés, quels symboles utiliserais-je pour représenter l’air ? Vous auriez envie d’écouter cette langue. J’en suis sûre, parce qu’à entendre quelqu’un parler en blancs et en souffles – vous le regardez debout devant vous qui recourt aux gestes reconnaissables – ouvrir la bouche, sourire, hausser les sourcils, les épaules – votre esprit se vide tadis que vous vous efforcez de faire correspondre les gestes aux sons que vous entendez. L’instinct vous dit de les faire taire, mais tout au fond de vous, quelque chose attire votre attention. Votre bouche s’ouvre. Vous gouttez l’étrangeté ; vous essayez de reproduire le son avec votre bouche. C’est du langage. À présent, comment le reproduire à l’écrit ?
[Renée Gladman, Voyage à Ravicka, p.48]
La différence, c’est que chez nous, il est grandement impensé. Perdu dans le « show don’t tell ». On a pas besoin de détailler quelle grimace se dessine sur le visage d’une personne qui vient de se prendre un coin de table basse dans le tibia. Il y a des images qui surgissent d’elles-mêmes.
Du moins : elles surgissent d’elles-mêmes quand la personne réagit de manière attendue.
Mais ce que j’aimerais arriver à retranscrire, moi, c’est les réactions neuro-A qui échappent au cadre (très socialement construit) des réactions attendues. Il ne s’agit pas juste de dire « Tel personnage commence à stimmer ». Les stims sont des expressions, qui ont leurs nuances et leurs raisons.
Un des travail que je fais en ce moment sur un projet de roman/fix-up, et qui motive mon envie d’écrire ce présent article, ressemble beaucoup à celui que décrit Renée Gladman : par moments je m’entends parler en blancs et en souffles, à présent, comment le reproduire à l’écrit ?
L’idée, ce n’est pas de décrire avec précision un geste ou un son. C’est de rendre son effet, les sensations qui lui sont associées. Quelque chose qui pourrait ressembler (ce n’est certes pas de la SF) à une performance de Camille, quand elle chante des mots jusqu’à ce qu’ils perdent leurs sens et redeviennent des sons.
Dans ses « lalalive », elle n’est pas une chanteuse devant ses spectataires, elle est chef d’orchestre devant ses cœurs. Les gens (et il n’y a pas besoin de savoir chanter) sont répartiis en cercle autour d’elle en fonction de si leurs voix sont graves, neutres ou aigues, et invitéés à entonner avec elles des mots ou des phrases très courtes. Les mots peuvent être parfaitement insignifiants (littéralement « pipi caca », cf vidéo ci-jointe), et elle improvise aussi en prenant un mot proposé sur le moment par le groupe.
J’avais assisté à un de ces lalalive à Nancy. Et vraiment, c’était incroyable. C’était comme stimmer, mais à plusieurs (une centaine peut-être ?). Moi qui aime d’ordinaire les chansons pour leurs paroles, je me trouvais saisie par leur déconstruction musicale.
Ce sentiment là, il est difficile à rendre.
Pourtant je le connais (cela fait partie de mon langage), j’ai une langue avec laquelle il devrait être possible de transmettre ce que je veux signifier, mais quand vient le moment d’écrire (et sans lourdeurs qui casseraient le sentiment)… j’arrive aux frontières de l’incommunicabilité.
Altérité et colonialisme
Évidemment, quand on parle de la difficulté à communiquer, les histoires qui viennent en tête en premier sont celles qui mettent en scène des locutaires de langues différentes.
Un motif récurant, en science-fiction, est celui des échanges avec des aliens : à partir du moment où on s’extrait de l’association « altérité = menace » (ou qu’on veut la commenter), il faut chercher à comprendre les extraterrestres et autres créatures plus ou moins humaines qui débarquent avec leur propre culture.
Les Hygialogues de Ty Petersen, de Saul Pandelakis, se placent plusieurs années après l’arrivée d’aliens (les sunđuz) sur Terre. Un centre de recherche a été installé autour du vaisseau sur son lieu d’atterrissage : en plein milieu de Central Park. Les sunđuz ont pu apprendre l’anglais et le français, et respectivement les humains on pu apprendre le sunđuz. Dans les deux sens, iels maîtrisent suffisamment la langue de l’autre bien pour que les échanges soient fluides. Pour autant, iels sont loin d’avoir tout appris les unns des autres. Chaque jour, des médiateurices comme Ty Petersen sont chargéés de venir dialoguer avec les sunđuz, autour de thèmes imposés, pour tenter de mieux les comprendre.
J’avais pourtant tâché de lisser nos incompréhensions. Je savais qu’au Centre, l’incommunicabilité n’était pas un critère. Ce n’était qu’un concept. Tout échec à dire, à se dire, était immédiatement lu comme une tactique retorse de la part des sunđuz. Parfois, nous, Médiateurs, étions mis en cause, mais moins souvent.
[Saul Pandelakis, Les Hygialogues de Ty Petersen, p.51]
L’enjeu alors, c’est celui de la traduction : comment faire comprendre des concepts ou des nuances qui n’ont pas forcément d’équivalent dans la langue de l’autre?
Ce qui intéresse le Centre, particulièrement, c’est d’évaluer quelle est la conception qu’ont les sunđuz de notions telles que l’identité ou les frontières (ce, tout en craignant de laisser trop de marge aux médiataires et à leurs interlocutaires sunđuz attitrés, si bien que ces sujets sont étalés dans le temps et répartis entre plusieurs binômes. Beaucoup d’échanges concernent donc des sujets plus triviaux, que le binôme Ty-Akarnasari préfère).
Mais puisqu’il n’y a pas d’équivalent parfait, et que les informations sont tronquées même avec les interlocutaires humainns, les personnages se retrouvent à explorer la zone floue au delà des mots qui sont prononcé : la marge interprétative.
Je soupirais, mais j’avais le sentiment d’une petite victoire. J’aimais beaucoup que Corbyn Mohr se coupe, d’autant plus que je le savais très vigilant. Il répétait assez qu’il ne pouvait rien nous dire, toutefois ses questions me renseignaient, malgré son tact infini, sur ce qu’il savait ou non. C’était pour moi un endroit de beauté dans le langage : la plupart du temps, je faisais l’expérience de trous, d’absences, mais parfois, comme à ce moment-ci, je saisissais chez mon interlocuteur un excès, une chose dite mais qui ne devait pas l’être, et je m’en faisais un festin.
[Saul Pandelakis, Les Hygialogues de Ty Petersen, p.52]
Entre les lignes d’un texte qui est parfois retranscrit en trois langues différentes (l’anglais parlé à New york, le français langue maternelle de Ty, et le sunđuz langue natale d’Arkanasari), on nous donne a voir l’écart de la traduction.
[avamkus]. Un des quinze « peut-être » dont la langue sunđuz était gratifiée. Un des plus rares aussi, et pour cette raison, il me semblait encore plus précieux. avamkus, c’était la grande attente, le suspens d’une possibilité. Vaincue par la partie du texte que j’avais crue la plus facile, je revins à l’amorce du message et y rencontrait le mot [mađi] dont la splendeur avait échappée à mon premier survol. […] Mais la traduction ne valait rien.
[Saul Pandelakis, Les Hygialogues de Ty Petersen, p.146, j’ai tronqué la citation pour pas révéler la traduction en question, y’aurait pas d’intérêt de spoiler ici]
Cet écart de la traduction, c’est justement le cœur du roman Babel – ou la nécessité de la violence, de RF Kuang, d’ailleurs sous-titré « un acte de traduction est toujours un acte de trahison ».
En fantasy, les systèmes de magie sont souvent basés sur des incantations dans des langues lointaines auxquelles on prête des propriétés magiques. Parfois, ces langues sont inventées (parfois construites, parfois juste montrées par du charabia sophistiqué, parfois non transcrites), d’autres fois, les autaires utilisent le latin ou le grecque ancien (je me rappelle d’une histoire lue plus jeune qui avait justifié ce choix en expliquant que pour jeter un sort il fallait parler dans une langue comprise par les personnes et/ou objets ensorcellés. Or, plus la langue était vieille, plus les objets inanimé comme les pierres avaient eu le temps de l’intégrer, plus le sort avait des chances de marcher).
Mais là où Babel se distingue, c’est que les personnages ne tirent pas leurs pouvoirs d’une langue seule, mais de l’écart de sens entre un mot et sa traduction, tout deux gravés dans une même barre d’argent. C’est une science que le livre appelle « l’argentogravure ».
« Le pouvoir de la barre repose dans les mots. Plus précisément dans les aspects du langage que les mots sont incapables d’exprimer – ce qui se perd lorsqu’on passe d’une langue à une autre. L’argent capte le sens perdu et le réalise, le manifeste.
[Par exemple] Heimlich. Le mot allemand qui signifie « secret » et « clandestin », les mots par lesquels je les traduirais en anglais. Sauf que heimlich ne signifie pas simplement « secret ». Cela dérive d’un mot proto-germanique qui veut dire « maison ». Assemblez cette constellation de sens, qu’obtenez-vous ? Quelque chose comme la sensation secrète, intime, qu’on éprouve lorsqu’on se trouve là où on a sa place, isolé du monde extérieur. »
Tout en parlant, il écrivit le mot clandestin de l’autre côté de la barre. Dès qu’il eu terminé, l’argent se mit à vibrer.
« Heimlich, dit-il. Clandestin »
[…] Le monde se modifia. Quelque chose se mit en place autour d’eux – une barrière intangible qui brouillait l’air, noyait les sons alentours et leur donnait l’impression d’être seuls à un étage qu’ils savaient rempli de chercheurs. Ici, ils étaient en sécurité. [..] C’était leur tour, leur refuge.
[RF Kuang, Babel ou la nécessité de la violence, p.130]
De ce fait, on est vraiment plongéés dans l’érudition de l’université d’Oxford où se déroule l’histoire : les personnages ne se contentent pas d’être polyglottes et de parler occasionnellement une autre langue qui pourrait aussi bien être la zorlangue (langue inventée par le personnage de BD Zorglub dont le principe est : prendre le français mais inverser l’ordre des lettres de chaque mot). Leurs études ne font pas seulement partie de leur background de personnage ou du décors de l’intrigue. C’est une composante à part entière de l’histoire : plus que la connaissance théorique d’une langue, l’étude pratique des liens qu’elles entretiennent les unes avec les autres, à la fois en terme de « la connotation précise des termes » et de dynamiques géopolitique dans un contexte d’expansion coloniale britannique.
(D’ailleurs, l’érudition se retrouve jusque dans la profusion de notes de bas de pages, qui ajoutent des précisions historiques quand les personnages sont eux-mêmes incapables de commenter la réalité qui les entoure, faute de recul. Je le précise car j’ai trouvé ce procédé, qui sur le papier aurait pu être lourd, extrêmement réjouissant. Genre, je sais pas : des fois l’autrice nous prend un peu pour des ignares, mais j’ai kiffé. C’était fait sur le ton passionné de l’info-dump. J’ai d’ailleurs appris grâce à ces notes qu’il n’y avait pas de barricades en France dans la révolution française de 1789, puisqu’elles sont une invention des Canuts de Lyon, lors de leur révolte en 1831 et 1834 !!)
À ce titre, il s’agit littéralement d’une fiction centrée sur une extrapolation linguistique (donc scientifique), et je trouve bien plus intéressant d’analyser l’œuvre comme relevant de la SF (Vous allez me dire « mais Plume, c’est de la triche : si tu requalifies tous les bouquins de fantasy que t’aime comme de la SF, évidemment que tu vas préférer la SF », et vous n’auriez pas complètement tort. Mais bon osef. On peut aussi bien qualifier Babel de « fantasy historique dark-académia » que d’ « uchronie linguistique », la vérité c’est que les meilleurs livres sont ceux qui sont à cheval entre plusieurs genres).
Ce que j’ai adoré, dans Babel, c’est le rendu de l’ambivalence entre d’un côté la fascination pour l’érudition oxfordienne (temple de la connaissance doté de mille et une bibliothèques fabuleuses), et de l’autre le dégoût pour le sentiment de supériorité que tout cela entretien (pas seulement à un niveau individuel des éruditts qui snoberaient les gens moins lettréés, mais surtout au niveau global où l’accumulation de connaissances par l’Angleterre lui sert à asseoir son ascendant colonial).
Robin, le jeune héro, est un orphelin chinois dont le père (un universitaire d’Oxford qui ne reconnaitra jamais le lien de filiation) prend en charge l’éducation à partir de ses dix ans. Ayant grandi à Canton, il parlait déjà chinois et cantonais, ainsi que l’anglais grâce à sa nourrisse et à quelques livres, il devra apprendre aussi le latin et le grecque, obligatoires pour valider sa future admission dans l’institut des langues d’Oxford : Babel (où il sera reçu dès dix huit ans). D’abord émerveillé par le monde qui s’ouvre à lui, il ne tarde pas à en découvrir les pires aspects :
Londres se trouve au centre d’un vaste empire qui ne cesse de croitre. Le principal facteur de cette croissance, c’est Babel. Babel collectionne les langues étrangères et les talents étrangers, tout comme elle amasse le métal précieux, et elle se sert du tout pour produire la magie de la traduction qui profite à l’Angleterre – et à elle seule. La grande majorité des barres d’argent utilisées dans le monde se trouvent à Londres. Les plus récentes, qui sont aussi les plus puissantes, font appel au chinois, au sanskrit et à l’arabe, mais tu en trouveras moins de mille dans les pays où ces langues-là sont employées couramment, et seulement chez leurs citoyens les plus riches, les plus puissants. C’est déplorable. C’est un comportement de prédateurs.
[RF Kuang, Babel, p.154]
Dans ce contexte, la trajectoire du héro (d’abord très conscient des privilèges que lui octroie Oxford et de ce qu’il a à gagner en s’intégrant au système académique) consistera à dépasser sa peur de rejoindre la résistance pour aller jusqu’au bout de l’action directe et violente.
En un sens, cela ne constitue pas une surprise : c’était dans le titre même du livre. Babel… ou la nécessité de la violence.
Reste que cela m’interroge sur le type de récit qui sont valorisés ou pas dans la représentation de luttes contre l’oppression.
Dès le départ, le rapport qu’entretien Robin avec la résistance n’est pas sain. Il est guidé par la culpabilité et on sent qu’il penche souvent vers l’auto-destruction, vers le sacrifice.
Lui-même ne parvenait pas à résoudre la contradiction qu’induisait son désir de vivre heureux dans une Babel dont la prospérité naissait d’une injustice plus évidente de jour en jour. Le seul moyen qu’il avait de justifier son bonheur en ces lieux, de continuer à danser au bord des deux mondes, était d’attendre la correspondance de [la résistance] – une rébellion cachée, muette, dont le but principal était d’apaiser sa culpabilité face à la conscience que tout cet or, toutes ces paillettes, devaient avoir un coût.
[RF Kuang, Babel, p.202]
Ses amiis le lui reprochent d’ailleurs à plusieurs reprises.
— Tu veux faire ce qui est juste, coupa son ami, brutal. Tu le veux toujours, mais tu confonds justice et martyre. Tu crois que si tu souffres assez à cause de tes pêchés, tu seras pardonné.
[RF Kuang, Babel, p.501]
Mais au final, malgré les rappels régulier de type « il faut que tu crois à un après » (p.719) Robin n’apprend pas les raisons pour lesquelles il se bat. Il sait juste contre quoi il se bat.
D’ailleurs, si dans ses débuts dans la résistance il reproche à cette dernière son manque de transparence (bien sûr, il faut protéger l’identité des membres, mais quand on lui demande d’effectuer des missions risquées, il voudrait une preuve que cela sert véritablement un but utile et qu’il n’est pas en train de se faire rouler par des voleurs qui profitent de son sentiment de culpabilité), la question n’est plus jamais ré-abordée. Pourtant, l’interrogation était légitime : je ne crois pas que la loyauté aveugle soit un bon moteur pour le progrès.
In fine, l’issue passe par le sacrifice : celui de Robin, et celui des autres universitaires ayant choisi de le rejoindre dans son attentat suicide. Leur but, c’est détruire Babel de l’intérieur, même s’il leur faut pour cela mourir dans le processus, pour empêcher l’Angleterre de mettre en application un projet de guerre colonial particulièrement abjecte (visant à forcer, par les armes, la Chine a accepter le commerce de l’opium qui décime sa population).
Certes, le livre montre que ce choix-là n’est pas le seul acceptable. Mais l’histoire qui est racontée, ce n’est pas celle de Victoire (l’amie de Robin, issue de la même promo, qui, originaire d’Haïti, parle Français et Kreyol en plus du trio Anglais-Latin-Grecque obligatoire) qui choisit de vivre. C’est celle de Robin qui choisit de mourir.
Or cela n’est pas neutre. C’est plus « efficace » narrativement, et en même temps, c’est aussi plus violent pour les personnes en luttes. Car en vérité, le but de toute lutte est de créer un après. À quoi bon se battre, s’il n’y en a pas ?
L’autrice, d’ailleurs, en a conscience. Puisque la réflexion arrive de manière méta par la bouche de Victoire.
« Est-ce que tu as lu ce poème qu’adorent les adversaires de l’esclavage ? Celui de Bicknell et Day. Ça s’appelle Le noir mourant.
[…] Il faut que nous mourions pour qu’ils nous prennent au sérieux, dit la jeune femme. Il faut que nous mourions pour qu’il nous jugent nobles. Notre mort est donc un grand acte de rébellion, une plainte accablée qui souligne leur inhumanité. Notre mort devient leur cri de guerre. Mais je ne veux pas mourir Robin » Sa gorge tressauta. « Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas devenir leur Imoinda, leur Oroonoko. Je ne veux pas être leur tragique et splendide symbole bien verni. Je veux vivre. »
[RF Kuang, Babel, p.741, avouez à ce moment vous voudriez la note de bas de page pour savoir qui sont Imoinda et Oroonoko]
Bref, pour plein de raisons je trouve que Babel est un roman incroyable. Mais je ne peux pas m’empêcher de me demander si l’histoire aurait eu autant de succès racontée du point de vue d’une Victoire.
Le brio de cette œuvre, c’est qu’elle arrive à montrer de quelle manière un bien immatériel (comme une langue, ou la connaissance de manière générale) peut être pillé et approprié quand même. Je disais dans la première partie que les mots ne sont pas « volés ». Au sens où ce n’est pas parce qu’ils sont utilisés quelque part, par un groupe donné, qu’ils sont ôtés de la bouche des autres.
Quand les universitaires d’Oxford parlent chinois, la Chine se retrouve pas privée de sa langue. D’ailleurs, peu d’universitaires parlent assez bien le chinois pour pouvoir s’en servir en argentogravure (ce qui dans un des chapitres est subtilement rendu par le fait que quand l’un des colons parle chinois, il n’y a pas de ton sur les mots qu’il prononce). C’est même pour cela que Babel recrute des étudiants venus des quatre coins du mondes (Robin vient de Canton, Ravy de Calcutta, Victoire d’Haïti. Dans leur promo de quatre : seule Letty est blanche).
En revanche, il y a un problème dans l’iniquité de l’échange.
Les Anglais ont besoin du chinois pour développer leur argentogravure, dont iels se servent ensuite pour tout et rien (premier degré le pays et si dépendant de cette technologie qu’il cesse de fonctionner quand il en est privé).
« Le français, l’italien et l’espagnol dominent la faculté, mais leurs contributions aux registres d’argentogravure sont chaque année moins nombreuses. Il y a trop de communication à travers le continent, voilà tout. Trop de mots empruntés. Tandis que le français et l’espagnol se rapprochent de l’anglais, et vice versa, les connotations évoluent, convergent. D’ici quelques dizaines d’années, nos barres d’argent fondées sur les langues romanes n’auront peut-être plus aucun effet. non, pour innover, nous devons nous tourner vers l’Orient. Nous avons besoin de langues qui ne sont pas parlés en Europe »
[RF Kuang, Babel, p.178]
Mais en retour, rien n’est offert. L’argentogravure est utilisée pour gagner des guerres contre les pays sans qui l’argentogravure n’existerait pas. La technologie et gardée secrète, utilisée pour des applications triviales par de riches anglais quand elle pourrait servir à sauver des vies.
Tout cela fait partie d’un processus vaste de domination, qui, in fine, est aussi auto-destructeur.
« [Avec la colonisation, il] n’est pas inconcevable qu’un jour, la plus grande partie du monde ne parle qu’anglais » Elle soupira en regardant la carte. « Je suis née une génération trop tard. Il n’y a pas si longtemps, j’aurais pu grandir baignée dans le gaélique.
– Mais cela détruirait l’argentogravure, remarqua Robin. Non ? le paysage linguistique s’effondrerait. Il n’y aurait plus rien à traduire. Pas de différence à distordre.
– C’est la grande contradiction du colonialisme » Cathy déclarait cela comme si cela allait de soi. « Il est conçu pour détruire ce qui a le plus de valeur pour lui »
[RF Kuang, Babel, p.547]
En vrai la métaphore a été pensée pour parler spécifiquement de colonisation. Mais je trouve qu’il y a quand même une incohérence à ce niveau là : ce qui s’oppose à la colonisation, ce n’est pas l’absence d’échange (y compris linguistiques) entre les pays. Du coup, certes, il fallait que les ressources linguistiques de l’occident ne suffisent pas, pour qu’il y ait besoin d’aller utiliser celles de l’Asie ou de l’Afrique. Mais je ne pense pas que les connotations des mots entre le français, l’anglais ou l’espagnol convergent. En fait, je suis régulièrement frappé à quel point, même quand on importe directement des mots, on les importe avec un sens légèrement changé.
J’aurais trouvé amusant d’avoir des barres d’argent gravés de deux fois le même mot, mais lu une fois dans une langue et une fois dans l’autre.
Tenez, par exemple, je parlais plus haut du mot « trigger », importé de l’anglais pour parler d’un déclancheur traumatique. Sauf qu’en anglais, ce sens qu’on a importé n’est que le sens figuré. Au sens littéral, un trigger, cela désigne la détente d’une arme à feu. Alors je ne sais pas ce que cela pourrait produire, une barre que l’on activerait en lisant « trigger /tʁigœʁ/ ; trigger/ˈtrɪɡ.ər/ », mais j’y vois un potentiel.
D’ailleurs, cela aurait pu permettre de mieux mettre en avant le personnage de Victoire, qui parle un créole dénigré par l’université (avec lequel elle arrive pourtant à produire des résultats) : le créole, par définition, c’est le résultat de plusieurs langues qui se mélangent et qui se stabilisent en une langue native pour la population locale. En l’occurrence, l’émergence du créole haïtien (kreyol) est le résultat de l’esclavage et de la colonisation d’Haïti (le mélange s’est fait, en gros, entre le français des colons, et les diverses langues des esclaves africains importés dans les Caraïbes). C’est un héritage qui porte donc aussi la trace de la colonisation et de l’esclavage, ce qui est loin d’être neutre. Reste qu’aujourd’hui, le Kreyol est le plus parlé des créoles (avec 13 million de locutaires et des écrivainns qui le défendent. C’est aussi la langue officielle d’Haïti). Dans Babel, parler Kreyol était d’ailleurs très important pour Victoire.
Mais bon c’est un détail. À un moment donné, dans la métaphore, il fallait choisir à quoi être le plus fidèle : aux mécanismes de la colonisation ou à ceux de la linguistique. Et le choix de l’autrice fait sens (il permet d’avoir la dimension « les blanchs niquent leurs propres cultures avec leurs conneries », parce que : oui, de fait).
Ce qui ressort de Babel, de sa dénonciation de la colonisation et de l’appropriation culturelle, c’est, outre la révolte, le besoin de renouer avec la pluralité (non plus un empire qui puise ses ressources chez les autres et cherche à les supplanter, ne laissant plus qu’un tout unifié donc vide, mais des échanges entre des peuples et personnes différentes qui dialogues sans chercher à se supplanter mutuellement). Une vision, peut-être, qui se rapproche de ce que luvan avait voulu représenter dans Agrapha (dont je ne vais pas reparler en détail puisque je lui avais déjà consacré un article entier), doublé d’une ode à la traduction.
Comment pourrait-il jamais y avoir de langue adamique ? L’idée, à présent, amusait Robin. Il n’existait aucun langage inné, parfaitement compréhensible, et aucun candidat capable d’absorber les autres de force afin de le devenir, pas plus l’anglais que le français. Le langage n’était que différence. Mille manières différentes de voir le monde et de s’y mouvoir. non : mille mondes au sein d’un seul. Et la traduction… une entreprise nécessaire, aussi futile qu’elle soit, pour passer des uns aux autres.
[RF Kuang, Babel, p.754]
Influence du verbe
Au final, au delà même des envolées lyriques et stylistiques, les mots donnent corps à nos vérités, vérités plurielles entre lesquels un effort de traduction et parfois nécessaire. Et quand je parle de traduction, je ne veux pas forcément dire d’une langue à l’autre. Cela peut-être d’un cadre à l’autre.
Souvent, ma mère me demande de traduire, du français au français donc, une idée que je viens d’exprimer avec des mots ou des concepts qui ne lui sont pas familier. Il y a la langue disons scolaire, et il y a les vocabulaires spécifiques à tous les milieux, des jargons professionnels aux argots générationnels en passant par des mélanges culturels locaux.
La langue est un sujet qui déchaîne les passions, à la fois intime (on est attaché à sa langue, puisque c’est par elle qu’on exprime nos pensées et sentiments les plus personnels, que nos souvenirs, les bons et les mauvais, lui sont attachés) et politique (en France, on a une académie de vieux poux chargés de prescrire de quelles manière nous devrions ou pas parler, y’a des enjeux de conservation d’un « patrimoine immatériel » assez déconnectés des réalités, puisqu’il faudrait surtout préserver la vie dans la langue, c’est à dire sa capacité à changer et à s’adapter aux usages). On lui prête un pouvoir.
En science-fiction, quand il est question de langue, c’est souvent par le prisme d’une théorie qui, justement, prête un pouvoir démesuré à la langue : l’hypothèse de Sapir-Whorf.
Selon cette théorie, nos représentations du monde sont dépendantes des mots qu’on a à notre disposition pour le décrire. Aussi, deux conséquences possibles et opposées :
D’un coté, le langage tronqué, qui rendraient bête ceusses qui l’utilisent puisqu’il les priveraient des concepts dont iels auraient besoin pour comprendre le monde qui les entoure. C’est la novlangue du 1984 de Goerge Orwell.
Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? […] Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. […] La révolution sera complète quand le langage sera parfait. Le novlangue c’est l’angsoc et l’angsoc est le novlangue, ajouta-t-il avec une sorte de satisfaction mystique. Vous est-il jamais arrivé de penser, Winston, qu’en l’année 2050, au plus-tard, il n’y aura pas un seul être vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ?
[George Owell, 1984, j’ai pas la page j’ai pris la citation sur Babelio]
De l’autre, le langage prodigieux, qui ouvre des possibles neufs pour ceusses qui apprennent à le parler. C’est la langue des aliens dans Premier contact (film de Denis Villeneuve) : circulaire, le passé, présent et futur y sont confondus. En apprenant à la parler, la protagoniste (une linguiste chargée d’établir un premier contact avec l’un des douze vaisseau extra-terrestres débarqués simultanément sur Terre, pour déterminer quelles sont leurs intentions) commence à percevoir le temps différemment, et à avoir des visions de l’avenir.
C’est une hypothèse intéressante, puisqu’elle met en exergue la manière dont les mots peuvent nous influencer. Et dans une certaine mesure, ils le peuvent. Ils connotent.
Mais cela n’est vrai que dans une certaine mesure.
En fait, c’est plus probablement nos visions du monde (informées par les problèmes qu’on a rencontrés dans nos vies) qui génèrent nos langues que l’inverse. La preuve, comme on l’a vu dans les parties précédentes, on est capables de voir les limites de nos propres langues, c’est-à-dire qu’on est capable de conceptualiser des choses qui n’ont pas (encore) de mots, de les chercher peut-être, ou de les paraphraser en attendant. Au final, quand on compare deux langues, l’absence ou la présence d’une nuance spécifique peut-être révélatrice de certaines conceptions culturelles, sans être pour autant la cause de ces conceptions.
Dernièrement, j’ai sorti deux articles centrés sur les mots pertiner et motamoter,
respectivement un néologisme et un emprunt au français du Cameroun. J’ai parlé de ces mots parce que je crois qu’ils éclairent certaines idées que je défends ou que je combats. Pour autant, je défendais ou combattais ces idées avant d’avoir ces mots.
Dans Les Hygialogues de Ty Petersen, les protagonistes s’aperçoivent qu’il n’y a pas d’équivalent au mot « frontière » en sunđuz, ce qui tend à prouver que les sunđuz n’ont pas usage de ce concept. Mais cela ne veut pas dire qu’iels sont incapables de le comprendre quand on le leur explique.
« En conséquence de quoi, il n’est pas sûr que les sunđuz aient véritablement un concept de frontière. Il n’est pas non lus possible d’affirmer qu’ils n’en aient pas du tout. Il existe chez eux des lignes, mais celles-ci, probablement, sont habitées autrement. »
[Saul Pandelakis, Les Hygialogues de Ty Petersen, p.47]
De même, une idée récurrente en SF, est celle des empires galactiques qui ne font pas de différence entre les mots « empire » et « monde », comme si tout ce qui n’était pas dans l’empire ne faisait pas partie du monde. On retrouve notamment cette idée dans Un souvenir nommé Empire d’Arkady Martine.
< Le monde >, répondit son imago […] Elle le dit en teixcalaandi, donc de manière tautologique : le terme pour « monde » étant le même que pour « Cité » et que pour « Empire ». On ne pouvait pas spécifier, surtout en dialecte haut impérial. Il fallait tenir compte du contexte.
[Arkady Martine, Un souvenir nommé Empire, p.20]
Mais qu’il y ai un seul mot pour décrire deux réalités différentes prouve surtout que l’Empire passe peu de temps à penser à ce qui existe en dehors de lui, cela ne veut pas dire qu’il en est incapable. D’ailleurs : le contexte permet de comprendre.
Ce de la même manière qu’en français nous n’avons qu’un seul mot pour parler de solitude, qu’elle soit choisie ou subie (alors qu’en anglais par exemple il y a une différence entre solitude et loneliness), ce qui pose aussi des problèmes que j’avais dressés dans un article dédié à ce mot.
J’ai choisi de parler de l’hypothèse de Sapir-Whorf en dernier pour éviter de la présenter comme une potentielle vérité absolu, et qu’elle me serve juste d’ouverture.
Ce qui a motivé mon intérêt pour la thématique « langage et SF », c’est de réfléchir aux perspectives qui peuvent être ouvertes par les mots, au même titre qu’une bonne histoire/métaphore peut être transformatrice : donner un angle de lecture du monde qui, certes, n’était pas inconcevable auparavant. Mais auquel nous n’avions pas forcément pensé.
J’ai parlé dans cet article des frontières de l’indicible, des manques du langage, de l’effacement de la pluralité au profil d’une langue unique.
Je voudrais terminer en parlant des mots qui me percutent, auxquels j’ai envie de consacrer du temps et de l’attention parce qu’ils viennent combler un manque manifeste. J’ai souvent l’impression que les mots qui me seraient les plus utiles restent à inventer.
À ce titre, j’ai été saisie par la vision que propose Samuel Delany dans son Babel 17.
Dans ce roman, on suit Rydra Wong, une poétesse, particulièrement douée pour comprendre ce que les autres veulent exprimer et le faire pour euls. À force de tout sur-analyser, elle a développé des capacités de lecture des gens qui confine à la télépathie. C’est cela qui lui permet de prendre ses décisions, même si à force de trop lire les autres, comme toutt bonn autiste masquantt (j’veux dire « Rydra, treize ans, maigre comme un fil de fer, faisant irruption dans la serre à travers les triples portes, et riant aux éclats car elle venait tout simplement de découvrir le mécanisme du rire », c’est clairement pas une description de personne neuro-Typique), elle peine à savoir qui elle est.
— Mocky, jusqu’à il y a un an je ne me rendais même pas compte que j’empruntais mes idées aux autres. J’étais persuadée qu’elles étaient miennes.
[Samuel Delany, Babel 17, p.32]
Au début du livre, elle est contactée pour décoder des messages dans une langue inconnue, le Babel 17, captés par radio dans des zones d’attentat, juste avant la survenue de ces derniers.
Or, à mesure qu’elle apprend à décrypter le Babel 17, et à penser en Babel 17, des pans entiers de compréhension se débloquent (selon le principe de l’hypothèse de Sapir-Whorf). Car les mots de Babel 17, et c’est une idée que je trouve géniale, décrivent non pas la surface des choses, mais leur structure.
Réseaux. L’image toute entière bascula dans son esprit, révélant cette fois toutes les pièces manquantes. Le rideau de défense ennemi était identique au réseau contraignant tridimensionnel dont elle avait réussi à se dégager dans son hamac quelques heures plus tôt. Mais cette fois le facteur temps s’y ajoutait, car les mailles étaient constituées par les trajectoires des croiseurs et non plus par des cordes. Le principe était le même cependant.
[Samuel Delany, Babel 17, p.176]
Or les structures, c’est justement ce qu’on n’est pas entraînéés à reconnaitre. Elles existent pourtant. C’est elles qui… structurent nos modes de pensées et nos infrastructures.
Je les vois, c’est elles que j’essaie de reconnaitre dans les histoires (cf mon article sur les structures narrative) ou dans les dynamiques sociales (notamment dans une optique « de quelles manières les mouvements militants se retrouvent-ils à reproduire les schémas délétères qu’ils sont supposés combattre ? »). Mais on est si peu à les chercher qu’on se sent parfois très seulls à parler de réalités qui demeurent invisibles à la plupart de nos contemporainns.
Le seul texte que j’ai lu qui expliquait par la fiction ce que j’entends par « une structure », c’est déjà Samuel Delany qui en était auteur (il s’agissait d’une nouvelle de fantasy absolument géniale tiré du fixup Chroniques de Neveryon, malheureusement plus édité en français, à laquelle j’avais consacré un article : Post-Scriptum sur les structures avec Delany).
Mais cette fois, il ne se contente pas d’expliquer. Il me vend du rêve : imaginer une langue, c’est à dire une liste de mots déjà définis, qui permettraient d’identifier rapidement les structures qui nous entourent.
Car il ne s’agissait pas seulement d’une langue mais encore, elle le comprenait maintenant, d’une matrice souple aux immenses possibilités analytiques.
[Samuel Delany, Babel 17, p.192]
J’aime la manière dont, à partir du moment où Rydra commence à penser en Babel 17, les faits deviennent des sortes de parenthèses en italique de type « Fait : elle se trouvait assise à une table dans l’immense carré où les gens entrainaient les uns derrière les autres pour y diner. Mais cette notion n’occupait qu’une infime parcelle de son conscient » (p.192) tandis que la narration principale se concentre sur la description de ce qu’elle analyse en profondeur.
Bien sur, cette langue n’est pas parfaite. Elle a été inventée dans un contexte de guerre par des Envahisseurs qui ont volontairement omit les concepts de « je » et « tu » avant d’implanter la langue dans une arme de guerre vivante afin qu’elle dirige des frappes particulièrement efficaces… contre son propre camp, d’où les attentats (parce que je cite « l’absence de je élimine toute tentative d’autocritique »).
« J’ai dit à Brass que tu devais parler une langue où le mot « je » n’existait pas ; j’ai même ajouté que je n’en connaissais aucune. Pourtant, j’aurais dû y penser et ce ne pouvait être que celle-là : Babel 17″.
[Samuel Delany, Babel 17, p.243]
Mais cette langue est à l’image de Rydra, qui est la seule personne a avoir su décrypter la langue : elle qui était déjà dans la sur-analyse de tout, elle qui oubliait déjà son « je » dans le processus.
Et puis, il n’est pas interdit de la réparer :
– Il faut corriger le langage, y introduire les éléments manquants, et éliminer les ambiguïtés.
[Samuel Delany, Babel 17, p.293]
Je suis à peu près certainn que si l’on me présentait un dictionnaire de Babel 17, j’y trouverais des centaines de ces mots qui me manquent.
Babel 17 (ou plutôt : Babel 18, dans sa version corrigée qui réintroduit le « je »), c’est la langue rêvée des autistes dans mon genre.
Je suppose que ma conclusion est la même qu’en 2021 : je rêve d’un monde où on s’autorise à explorer la langue et les futurs, à trouver les mots qui nous conviennent pour raconter les histoires (au pluriel) qui nous ressemblent. Mais étendu bien plus loin qu’à la seule thématique du genre masculin vs féminin vs neutre.
Et dans le processus, j’aurais aussi dit que Babel vient de ressortir en France (chez Mnémos) après dix ans de rupture des éditions précédentes (respectivement chez Calmann Levy, J’ai lu puis Bragelone). Il est temps de rompre le cycle de mise à l’oubliette de cet auteur. Il n’y en a pas tant, des écrivains qui me mindblown autant que lui. C’est précieux.
Bibliographie
Œuvres de fiction :
- Alain Damasio, La Horde du Contrevent, FolioSF (première parution chez la volte, mais mes numéros de page correspondent à la version poche)
- Alain Damasio, Aucun souvenir assez solide (recueil contenant notamment les nouvelles « So phare Away » et « Les Haut-Parleurs »), FolioSF (première parution chez la volte, mais mes numéros de page correspondent à la version poche)
- Samuel Delany, Babel 17, Calmann Levy (le livre est ressorti chez Mnémos mais mes numéros de page correspondent à la vieille édition)
- Esmée Dubois, Traduction vers le rose, 1115
- Amal El-Mohtar & Max Gladstone, Les oiseaux du temps, Mu
- RF Kuang, Babel – Ou la nécessité de la violence, De Saxus
- luvan, Susto, La Volte
- Arkady Martine, Un souvenir nommé Empire, Nouveau Millénaire
- Crisitina Morales, Lecture facile, Desnoël
- Saul Pandelakis, Les Hygialogues de Ty Petersen, Goater
Film :
- Premier Contact, Denis Villeneuve
Essai :
- Noémie Grunenwald, Sur les bouts de la langues – traduire en féministe/s, Éditions la contre allée.
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