Je n’ai pas ri.
C’était pourtant pour rire, pour rire ! Mais j’ai tout pris au premier degré, il parait, alors fatalement, j’ai plombé l’ambiance.
Je n’ai pas ri.
Est-ce que je gâche l’ambiance ? Est-ce que je suis en faute ? Est-ce que je n’ai pas d’humour ? Est-ce que je prends tout au premier degré, comme un monstre invivable qu’il faudrait soigner ?
J’ai pourtant essayé de rire. Longtemps.
Je ne veux plus.
Ce n’est pas drôle.
C’est pire que pas drôle.
Je peux faire semblant de rire à un mauvais jeu de mot qui ne m’amuse pas tant, donner c’est donner, repeindre ses volets.
Je ne peux pas faire semblant de rire quand on systemise une oppression, l’air de rien, là, avec le sourire.
Ah les grands mot !
Ça te fait peur, les grands mots.
Oppression systémique. Haha.
Tu voulais juste faire une blague. Un blague, ok. C’était de l’humour. Hu-mour. Tu comprends ça ? Ou bien t’es juste trop coincée rigide ? Faut arrêter de tout prendre pour toi ! Tu sais en plus qu’on ne le pense pas vraiment. C’est juste pour rire.
Pour rire.
Je n’ai pas ri.
Pour rire, c’est toujours aux dépends des mêmes, les femmes, les homos, les handicapés, les noirs et les arabes… les autres en sommes, toutes les personnes qui ne sont pas dans la classe dominante, les personnes qu’on oppresse. Cela n’a rien d’une coïncidence.
Le rire est une oppression.
Si.
Pas toujours, certes.
Tu peux rire de toi, te tourner en autodérision.
Mais c’est difficile, il faudrait te regarder en face, assumer toutes les erreurs, tous tes ratages, toutes tes incohérences. Et puis, ce serait prendre le risque qu’on ne rit pas, qu’on te prenne juste en pitié, et ça, tu ne veux pas.
C’est plus facile de se moquer de l’autre, le lointain, regarde-le, lui qui n’est pas moi, comme il est ridicule, haha, mais non tu ne le penses pas. Tu ne penses pas. C’est bien clair. Si tu pensais tu t’aviserais de ce que ça peut lui faire, à l’autre, d’être pointé comme ridicule à longueur de temps.
A longueur de temps, oui.
Ce sont toujours les mêmes blagues. Elles visent toujours les mêmes. Elles ne te visent pas, toi, alors tu ne comprends pas, tu n’as pas envie de comprendre.
Comprendre te priverait d’un divertissement facile.
Tu n’as rien à inventer, rien à réfléchir. Tu répètes juste. Tu entends et tu redis. Tu as des codes que tu connais, qui te permettent de savoir d’emblée quand et comment tu es supposé réagir à une plaisanterie. Tu n’as même pas besoin d’avoir le sens de l’humour, il suffit de connaitre les règles, et de les suivre. Là, maintenant, montres-nous tes dents.
Et puis tu te sens puissant. Tu as l’âme d’un rebelle. Tu as conscience que ce que tu dis n’est pas acceptable, mais tu oses le dire, comme tu es fort ! Tu débites des propos sexistes, homophobes, racistes… mais tu le revendiques. Tu ne le penses pas vraiment, non, mais c’est ta liberté d’expression qui est en jeu.
Sauf que je n’ai pas ri, et ça, ça t’embête.
Je n’ai pas ri.
Je ne trouve pas ça drôle. J’ai trop mesuré, sur moi, dans ma vie, dans mon ressenti, à quel point je ne trouve pas ça drôle.
Vois-tu, je suis une femme, mais je ne suis pas confortable quand je joins un groupe majoritairement féminin, j’ai l’impression de donner raisons aux clichés. La fierté, je la ressens quand je suis au milieu d’hommes, que je suis l’unique meuf : la seule de ma prépa mathspé à passer les concours, la seule de mon club de hockey à venir à tous les entrainements, la seule ingénieure de l’équipe à être conviée à cette réunion importante.
On m’a pourtant toujours soutenu, officiellement, le contraire, mais j’ai intériorisé qu’être une femme, c’était moins bien que d’être un homme. Parce qu’une femme est objet de moquerie, et un homme non. C’est une différence suffisante pour se dire que réussir, c’est faire ce que font les hommes.
Je suis queer, mais j’ai passé l’essentiel de ma vie à tenter de me convaincre du contraire. Je savais pourtant qu’on ne choisit pas son orientation sexuelle ou romantique, et que j’avais le droit, théoriquement le droit, d’être ce que je suis. Personne autour de moi ne se serait permis d’être ouvertement homophobe, mais il y avait des blagues, et moi qui essayais de me construire dans un monde où j’avais déjà si peu d’ami, je ne voulais pas donner raison à cette poignée d’imbéciles qui pour me mettre mal à l’aise s’amusaient à dire que j’étais lesbienne.
Alors, oui, j’ai grandi, j’ai pris du recul. Je t’écoute quand tu dis que tu ne le penses pas. Je me dis que tu dois le penser quand même un peu, puisque tu sembles avoir à ce point besoin de les dire, ces blagues, et de les redire, et de les re-redire, encore et encore, sans jamais te lasser. Mais je me dis qu’au moins, tu n’as pas de mauvaise intention. Tu ne te rends simplement pas compte. Tu n’as pas réfléchit, à ce que l’on ressent, de l’autre côté.
Elle ne me fait plus mal, ta blague. J’ai appris à laisser glisser, une de plus une de moins, admettons, j’ai appris l’autodérision, pas le choix, c’est la seule défense que tu valides.
Mais je me rappelle. A cause de ces blagues, j’ai tenté de nier qui je suis.
A cause de ces blagues, d’autres qui n’ont pas encore mon recul, grandissent en intériorisant qu’iels valent moins que les autres.
Je ne veux pas rire, pas de cette blague, pas avec toi qui ne veux même pas entendre ce que ça a de problématique, ce rabâchage constant.
Ta blague, elle me rappelle que je vis toujours dans le même monde, un monde fait d’oppressions, où une partie de la population est conditionnée à se sentir moindre, quand l’autre prend ses aises, déploie son rire dans l’espace commun, et a l’outrecuidance de nier les dégâts qu’elle cause : « Ce n’est qu’une blague ».
Ce n’est pas qu’une blague, ce sont des mots, et les mots sont importants.
Je n’ai pas ri.
Je ne veux pas rire.
Crois bien que c’est volontaire. C’est dur, de ne pas rire, car malgré ce que tu sembles croire, elle n’est pas à contre-courant, ta blague, elle est très politiquement correct, même. La preuve, tu peux la sortir aux diners de famille, au milieu des discussions sur la météo et le temps qui passe vite, dis-donc, les enfants sont déjà si grands. Tu peux le dire sans te fâcher avec personne, parce que c’est accepté, entériné. Tout le monde les connait, ces blagues, et la bienséance veut que l’on en rigole. Alors quand je ne rigole pas, on me le reproche. Je suis en faute. Mine de rien, je conteste l’ordre établi.
J’ai gâché l’ambiance, peut-être, pardon.
Ou bien c’est toi qui l’a fait en racontant cette blague, qui sait ?
Quand j’étais encore en scolarité, j’ai été persécuté de la même manière que beaucoup décrit aujourd’hui comme une oppression. Par le contexte social familiale qui me mettait une pression sur la réussite et le refus de l’échec. Par de jeune(s) étudiant(es) qui se moquaient et se mettaient à plusieurs pour me donner des coups. Les professeurs qui n’étaient clairement pas une aide. J’étais une invitation de plaisanterie récurrente. Des personnes que je n’avais jamais vu venait me voir comme un monstre de foire. Ça c’est très mal fini…
Aussi étrange que ça puisse paraître, c’est le rire qui m’a permis de tenir. De ne pas sombrer dans une folie démentielle. La même arme de défense que pour l’attaque.
Oui, cela ne fait aucun doute !
Le rire est une arme de défense aussi bien que d’attaque.
Le rire protège, soit parce qu’il va se construire autrement, d’une manière qui ne sera pas oppressive, et qu’il sera simplement libérateur, soit parce qu’il formera un mur de protection : ah ! tu veux rire de moi ? Mais regarde moi me démonter avant que tu ne le fasses ! Ta plaisanterie, je la devance de plusieurs kilomètres.
Avec cet article, je ne voulais pas dire que le rire est à bannir de nos vies, bien au contraire, on a besoin de lui.
Je dis seulement que moi, sachant le contexte social, il y a des blagues qui ne me font pas rire, et auxquelles je n’ai pas envie de porter de crédit.
J’ai peut-être tort, je ferais peut-être mieux de me le réapproprier, cet humour oppressif, ou bien de feindre qu’il m’amuse, pour me faire accepter de celleux qui le répandent.
Mais je n’en ai pas envie.
Je veux seulement dire que non, des fois, je vais entendre quelque chose de supposément drôle, et je ne vais pas rire.