J’ai besoin du Rien.
Pas « Je n’ai besoin de rien »
J’ai besoin, phrase affirmative, du Rien, du Néant.
Rien, pour moi, c’est vital.
J’ai besoin de moments, d’heures, de journée entières parfois, où je ne fais Rien.
Ce n’est pas un rien « pas grand chose », genre j’ai bouquiné, je suis allée me balader, j’ai profité d’en avoir le temps pour rester tranquillement chez moi et faire un peu de ménage, j’ai regardé un film, j’ai parlé à des amis en ligne ou en vrai, j’ai griffonné dans des bout de cahier…
Non.
Un vrai Rien.
Je me suis assise, calée le nez contre le carreau de ma fenêtre, et je regarde dehors.
Dehors il n’y a rien, rien d’intéressant, l’espace réduit entre les immeubles, il y a un vélo rangé, blanc avec un peu de rose, pneu de VTT, quelques arbres, un peu d’herbe, des murs de séparation dont la peinture s’effrite, quelques objets, un bac, des pierres, beaucoup de béton. Il n’y a personne. Rien ne change, sinon, parfois, lentement, la météo.
Rien de nouveau, rien d’intéressant, rien d’inspirant, rien que je ne connaisse déjà par cœur, que je n’ai déjà détaillé.
Ici ou ailleurs. J’ai eu d’autres fenêtres, j’ai donné sur les toits, des tuiles rouges à perte de vue, des cours intérieures, des parkings, des rues plus ou moins passantes, juste le ciel, uni, au dessus d’un velux… peu importe.
Je ne suis pas là pour décrire, pour admirer, pour apprendre.
Je suis là pour Rien.
Je contemple à peine, je suis coupée du monde. Chez moi, je n’ai ni le chaud ni le froid, ni le son, ni la vie. Je suis derrière la vitre, je n’ai que la vue pour distraire mon regard et ne pas penser.
Je ne veux pas dire penser à des choses futiles, réfléchir, rassembler ses idées, non, je veux dire : ne pas penser, accepter que le flux m’emporte.
Rêver debout.
Quand je ne pense pas, quand je ne fais pas consciemment la démarche de penser, les idées viennent, timides, elles s’étirent jusqu’aux confins de l’absurde, me noient jusqu’à ce que le sens rejaillisse, ou pas. Je me laisse couler, je n’ai pas peur de moi, de mes aspérités, de mes contradictions, je veux les explorer, regarder en face tout ce que j’ai de moche, ne pas fuir, non, fuir c’est quelque chose, je suis à la recherche du Rien.
Il ne s’agit pas de faire le vide, le vide préexiste.
Il s’agit de s’y plonger comme on se glisse au fond d’une baignoire.
Juste ça, juste Rien.
Rêver debout, oui, dans un espace qu’aucun réveil n’effacera.
Apprendre à être moi.
J’en ai besoin.
J’ai besoin de Rien.
Je sais, cela fait peur, toute une journée quand même, tu ne peux pas arriver le soir et me dire que tu n’as rien fais, soit tu me mens, soit tu dis la vérité, dans les deux cas c’est inacceptable. Inacceptable, tu m’entends ? Partage un peu ! vis ! agis ! Ne perd pas ton temps, il est précieux !
Il est précieux oui, mais je ne le perds pas. Rien, ça m’est vital. J’ai besoin de ça, de perdre mon regard, de prolonger la nuit, d’être libre enfin.
J’ai besoin d’oublier un instant la liste infinie de ce que je dois faire, pour être acceptable, jusqu’à mes temps de récréation, qui devraient n’appartenir qu’à moi, et qui pourtant font l’objet de milles injonctions : il faut faire, faire sens cesse, et pouvoir raconter ce qu’on a fait. Ou bien avoir une excuse, être malade, bon, on te pardonne, mais vivement que tu te rétablisses, que tu puisses retourner à la sacro-sainte productivité.
Je sais, le Rien fait peur. C’est l’ennui, c’est la mort, c’est la chute sans fin vers les abysses.
Mais j’aime ça.
Je fais plus qu’aimer ça.
Le Rien fait partie de mon écriture, fait partie de moi.
J’ai besoin du Rien.
Ton amour pour le néant est bien trop remplis pour que tu ne remplisses ta vie. Tu vas à un point, où tu écoutes ton fantôme te murmurer des pensées. Généralement ce sont ceux qui cherchent leurs âmes qui en attendent leurs échos.